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Rozhodnutí
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n° 48898/99
par Giancarlo PERNA
contre l’Italie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 14 décembre 2000 en une chambre composée de
MM. C.L. Rozakis, président,
B. Conforti,
G. Bonello,
Mme V. Strážnická,
M. M. Fischbach,
Mme M. Tsatsa-Nikolovska,
M. E. Levits, juges,
et de M. E. Fribergh, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 15 mars 1999 et enregistrée le 21 juin 1999,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant est un ressortissant italien né en 1940 et résidant à Rome. Devant la Cour il est représenté par Me Gian Domenico Caiazza, avocat au barreau de Rome.
Le 21 novembre 1993 le requérant, qui est journaliste professionnel, publia dans le quotidien italien “Il GIORNALE”, sous la rubrique « La gueule du lion », un article sur le magistrat Caselli, à cette époque chef du parquet de Palerme. L’article voulait être un “portrait” de ce magistrat. Il était intitulé “Caselli, la houppe blanche de la justice” et sous-titré “Ecole religieuse, militantisme communiste comme l’ami Violante (...)”.
Dans l’article, le requérant, après avoir fait référence à la procédure ouverte par Caselli contre Andreotti, homme d’Etat italien très connu, accusé du crime de complicité externe d’association mafieuse (appoggio esterno alla mafia), s’exprimait de la manière suivante :
« (…) A l’université, [Caselli] se rapprocha du Pci [Parti communiste italien], le parti qui exalte les frustrés. Quand il entra dans la magistrature, il prêta un triple serment d’obédience : à Dieu, à la loi et à la rue Botteghe Oscure [siège de l’ancien Parti communiste italien, puis du Pds, Parti démocratique de la gauche]. Et [Caselli] devint le juge qu’il est depuis trente ans : pieux, sévère et partisan.
Mais on ne le comprendrait pas vraiment si l’on n’évoquait pas ici son alter ego, en la personne de Violante, son frère jumeau. Turinois tous les deux. Même âge – cinquante-deux ans. Elevés l’un comme l’autre chez les frères. Même militantisme communiste. Tous deux magistrats. Un accord profond. Violante, la tête, appelle. Caselli, le bras, répond.
Luciano [Violante] a toujours eu une longueur d’avance sur Giancarlo [Caselli]. Au milieu des années 70, il inculpa pour tentative de coup d’Etat Edgardo Sogno, ancien résistant mais aussi anticommuniste. Ce fut un procès politique typique qui n’aboutit nulle part. Violante, au lieu de faire l’objet d’une enquête judiciaire, démarra une véritable carrière. En 1979, il fut élu député dans les rangs du Pci. Et depuis lors, il est toujours le ministre fantôme de la justice de la rue Botteghe Oscure. (…)
(…) [Caselli] est un juge en vue. Il est en première ligne dans la lutte contre le terrorisme. C’est lui qui obtint les aveux de Patrizio Peci, dont le repentir sera un désastre pour les Br [Brigades rouges].
Pendant ce temps, le Pci a mis en branle sa stratégie de conquête des parquets des différentes villes. Cette lutte, dont le Pds a repris le flambeau, est toujours d’actualité. (…) La première idée, c’est que si les communistes ne parviennent pas à conquérir le pouvoir par les élections, ils peuvent le faire en forçant la serrure judiciaire. Le matériel ne manque pas. Les démocrates chrétiens et les socialistes sont de véritables voleurs et il sera aisé de les coincer. La seconde idée est plus géniale que la première : l’ouverture d’une information judiciaire suffit pour démanteler les carrières ; il n’est pas utile d’aller jusqu’au procès, il suffit de clouer quelqu’un au pilori. Et pour ce faire, il faut contrôler l’ensemble des parquets.
Ainsi naît Tangentopoli. Les Craxi, les De Lorenzo et les autres sont immédiatement pris la main dans le sac et anéantis. Mais pour que le tableau soit complet, il manque Andreotti (…).
C’est justement à ce moment-là que Giancarlo [Caselli] se prépare à quitter la pluie de Turin pour le soleil de Palerme. (…)
Une fois à Palerme, son destin et celui d’Andreotti se croisent, alors que les deux hommes étaient restés éloignés pendant des années. Moins de deux mois plus tard, le sénateur à vie est subitement accusé d’appartenir à la mafia. Le dossier est un invraisemblable fourre-tout. (…)
En avril, Caselli s’envole pour les Etats-Unis et y rencontre Buscetta. Il offre à ce repenti onze millions de lires par mois pour continuer à collaborer. [Buscetta] pourra encore lui servir au cours de l’instruction, même si l’issue n’a plus beaucoup d’importance. Le résultat visé est atteint.
On peut déjà prédire la suite. D’ici six à huit mois, l’enquête sera classée. Mais Andreotti ne pourra pas refaire surface. C’est une chance. De Caselli, on dira en revanche que c’est un juge objectif. (…) »
Le 10 mars 1994, à la suite d’une plainte portée par Caselli, le juge des investigations préliminaires renvoyait en jugement le requérant, ainsi que le Directeur de “Il Giornale”, devant le tribunal de Monza. Le requérant était accusé de diffamation par le biais de la presse (diffamazione a mezzo stampa), aggravée par le fait qu’elle avait été commise vis-à-vis d’un fonctionnaire public et à cause de ses fonctions.
Au cours de la procédure de première instance, la défense du requérant demanda d’interroger Caselli en tant que plaignant et partie civile. Elle demanda aussi que deux articles parus dans la presse et ayant pour objet les relations d’office entre Caselli et le repenti Buscetta soient versés au dossier. Le tribunal rejeta les deux demandes car, à son avis, l’examen de Caselli était superflu, compte tenu du contenu de l’article écrit par le requérant, et le document qu’on proposait de verser n’aurait eu aucune influence sur la décision.
Le 10 janvier 1996 le tribunal déclara les accusés coupables du délit de diffamation, aux termes des articles 595 par. 1 et 2, et 61 n° 10, du code pénal, ainsi que de l’article 13 de la loi sur la presse n° 47 du 8 février 1948. Il condamna le requérant à une peine de 1 500 000 lires italiennes (ITL), au paiement des dommages-intérêts et des frais de la procédure à hauteur de 60 000 000 ITL, ainsi qu’à la publication de l’arrêt dans le journal “Il Giornale”. Selon le tribunal le contenu diffamatoire de l’article était évident dans la mesure où il niait que Caselli était fidèle aux devoirs de son office, en lui attribuant un manque d’impartialité, d'indépendance et d'objectivité qui l’auraient conduit à utiliser son activité judiciaire à des fins politiques. Le requérant n’aurait pu invoquer le « droit de chronique » (diritto di cronaca) et de critique du moment qu’il n’avait pas présenté d'éléments pour corroborer des accusations aussi graves.
Le requérant interjeta appel. En invoquant la liberté de la presse et en particulier le « droit de chronique » et de critique, il faisait valoir, entre autres : que la référence aux tendances politiques de Caselli correspondait à la réalité et que le tribunal aurait pu la vérifier en acceptant d'interroger le plaignant lui-même ; que l’amitié entre Caselli et Violante était aussi vraie ; qu’il était en outre vrai que Caselli avait utilisé dans la procédure contre Andreotti l’aide du repenti Buscetta et qu’il lui avait versé des sommes d’argent en tant que représentant de l’Etat, tous les repentis étant payés par l’Etat italien. Le requérant se qualifiait en outre de journaliste d’opinion (opinionista) : il n’avait pas voulu présenter une biographie de Caselli mais exprimer ses opinions critiques, d’une manière figurée et efficace, sur la base de faits vrais et non contestés. Il insistait enfin pour que le plaignant, en même temps que des journalistes et des personnages du monde politique italien qui avaient, comme Caselli, milité dans les rangs du parti communiste, fussent interrogés.
Par un arrêt du 28 octobre 1997, la cour d’appel de Milan rejeta l’appel du requérant. Elle considéra que le requérant avait attribué à Caselli des faits et des comportements d’une manière clairement diffamatoire. Tel devait être considéré en effet le “serment d’obédience” (giuramento di obbedienza), expression qui, bien qu’ayant une valeur symbolique, indiquait une dépendance des directives d’un parti politique, ce qui est inconcevable pour ceux qui, au moment où il sont admis aux fonctions judiciaires, doivent prêter serment (non symbolique mais vrai) d’obédience à la loi et seulement à la loi. Il en était de même pour ce qui concernait les relations entre Caselli et Violante, compte tenu du fait que celles-ci étaient décrites comme des relations entre “le bras et la tête” et que Violante était défini comme le ministre fantôme du Parti communiste, poursuivant un dessein de conquête des différents parquets des villes italiennes afin d'anéantir les adversaires politiques. Très grave et fortement diffamatoire était enfin l’affirmation selon laquelle Caselli aurait accusé Andreotti et utilisé le repenti Buscetta, tout en sachant qu’au bout d’un certain temps il aurait dû se désister pour manque de preuves, ce qui confirmait que son initiative poursuivait le seul but de démanteler la carrière politique de Andreotti. Quant à l'examen contradictoire du plaignant et d'autres personnages du monde politique italien, et au versement au dossier de certains articles, la cour d'appel ne les considéra pas comme nécessaires : en effet, les observations du requérant à propos de l'orientation politique de Caselli, de l’amitié entre Caselli et Violante et de l’utilisation de Buscetta, repenti payé par l’Etat, dans la procédure contre Andreotti, n’avaient pas un caractère diffamatoire, et donc n'avaient pas besoin d'être prouvées.
Par un arrêt du 9 octobre 1998, déposé au greffe le 3 décembre 1998, la Cour de cassation confirma la décision de la cour d'appel. A son avis celle-ci était tout à fait correcte aussi bien sous l’angle de la procédure qu’au fond. Pour ce qui était du fond, le caractère offensif de l’article, offensif pour un homme autant que pour un magistrat, était hors de doute, le requérant ayant attribué à Caselli des faits impliquant un manque de personnalité, de dignité, d’autonomie de pensée, de cohérence et d'honnêteté morale.
GRIEFS
Le requérant se plaint avant tout d’une violation de son droit de la défense, les juridictions italiennes ayant refusé tout au long de la procédure d’admettre les preuves qu'il avait proposées, y compris l’examen contradictoire du plaignant. Il invoque à ce propos l’article 6 § 3 d) de la Convention.
Il se plaint en outre d’une violation de son droit d’expression, reconnu par l’article 10 de la Convention, cela en raison autant de la décision des juridictions italiennes au fond, que des décisions concernant la procédure, ces dernières l'ayant empêché de prouver que l’article incriminé était une manifestation du « droit de chronique » et de critique dans le contexte de la liberté de la presse.
EN DROIT
Le requérant se plaint avant tout d’une violation de son droit de la défense, les juridictions italiennes ayant refusé tout au long de la procédure d’admettre les preuves qu'il avait proposées, y compris l’examen contradictoire du plaignant. A cet égard, il invoque l’article 6 § 3 d) de la Convention.
En invoquant l’article 10 de la Convention, il se plaint en outre d’une violation de son droit d’expression, en raison tant de la décision des juridictions italiennes au fond, que des décisions concernant la procédure, ces dernières l'ayant empêché de prouver que l’article incriminé était une manifestation du « droit de chronique » et de critique dans le contexte de la liberté de la presse.
Aux termes de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention,
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...).
3. Tout accusé a droit notamment à :
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge. »
Par ailleurs, l’article 10 de la Convention dispose ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
Le gouvernement défendeur souligne avant tout que la recevabilité des preuves relève de la compétence des juridictions nationales et que la responsabilité pénale du requérant a été confirmée par trois instances judiciaires qui ont examiné en contradictoire les preuves produites en audience. Les juges ont ainsi estimé que les preuves dont le requérant avait demandé l’examen n’étaient pas pertinentes et aucune circonstance n’indique que le refus de les admettre soit contraire à l’article 6. D’ailleurs, la jurisprudence des organes de la Convention a constamment affirmé que l’accusé ne dispose pas d’un droit illimité d’obtenir la convocation de témoins. Encore faut-il qu’il démontre que pareille audition était nécessaire pour établir les faits, ce que le requérant, selon le Gouvernement, n’aurait pas fait. En fait, aucun des témoignages invoqués par le requérant n’était pertinent par rapport aux déclarations considérées comme diffamatoires.
Quant à la violation alléguée de l’article 10 de la Convention, le Gouvernement soutient que les décisions dont se plaint le requérant tendaient à protéger la réputation d’autrui, à savoir celle du procureur de la République de Palerme, et à sauvegarder l’autorité du pouvoir judiciaire ; elles poursuivaient donc des finalités légitimes au sens du deuxième paragraphe de l’article 10. Les affirmations du requérant, loin de concerner un débat d’intérêt général, contenaient en fait des insultes personnelles à l’encontre du magistrat mis en cause. En se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière, le Gouvernement souligne que compte tenu de la position spécifique du pouvoir judiciaire dans la société il peut se rendre nécessaire de le protéger contre des attaques dénuées de tout fondement surtout lorsque le devoir de discrétion empêche les magistrats impliqués de réagir.
En accusant le magistrat en cause d’avoir enfreint la loi ou tout au moins ses devoirs professionnels, le requérant a porté atteinte non seulement à la réputation de l’intéressé mais aussi à la confiance des citoyens dans la magistrature. Comme l’a précisé la cour d’appel, le requérant n’a pas manifesté des opinions mais il a attribué au requérant des faits sans procéder à une quelconque vérification et à l’appui desquels il n’a produit aucun élément concret.
Le requérant conteste avant tout l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les juridictions qui l’ont jugé se seraient basé sur les preuves examinées en audience. En fait, il ressort des décisions en cause que celles-ci se sont fondées uniquement sur l’article incriminé, donc sur la plainte de l’intéressé, les demandes du requérant de production de preuves ayant été toutes rejetées.
Selon le requérant, les juges ont refusé la preuve cruciale dans tout procès de diffamation, à savoir l’examen du plaignant. De cette manière, le requérant, en tant qu’accusé, s’est vu refuser le droit de la défense le plus élémentaire : celui de demander au plaignant, sous serment, si les faits à la base des critiques formulées par le requérant étaient ou non vrais. En d’autres termes, en fondant la culpabilité du requérant sur le seul article incriminé les juridictions internes compétentes ont en substance considéré superflu le procès lui-même.
Le requérant allègue qu’un journaliste qui est accusé de diffamation ne peut se défendre qu’en prouvant sa crédibilité, ce qui lui a été refusé. En plus, dans la présente affaire le requérant n’a eu la possibilité de produire aucune preuve, ce qui à son avis est symptomatique du caractère abnorme du procès à son encontre. En particulier, le requérant voit mal comment on peut qualifier de non pertinents les témoignages sur la militance politique du plaignant à l’époque où il était déjà magistrat, militance qui constitue le fondement des critiques exprimées par le requérant sur l’indépendance dudit magistrat.
Le requérant souligne, enfin, que le refus de la possibilité d’apporter des preuves à l’appui de ses déclarations s’est traduit en une entrave à sa liberté d’expression. A cet égard, il fait valoir que l’expérience politique d’un magistrat influence inévitablement ce dernier dans l’exercice de ses fonctions. On peut ne pas partager cet avis mais on ne saurait le qualifier d’accusation gravissime en le sanctionnant pénalement.
La Cour a examiné les arguments des parties. Elle estime que la requête soulève des questions de fait et de droit complexes qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Dès lors, la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée en application de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été établi.
Par ces motifs, la Cour, à la majorité,
Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés.
Erik Fribergh Christos Rozakis
Greffier Président