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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE DUDU ÇALKAN c. TURQUIE
(Requête n° 19660/92)
ARRÊT
STRASBOURG
28 mars 2002
DÉFINITIF
28/06/2002
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Dudu Çalkan c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,
I. Cabral Barreto,
P. Kūris,
B. Zupančič,
J. Hedigan,
Mme M. Tsatsa-Nikolovska,
M. F. Gölcüklü, juge ad hoc,
et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 mars 2002,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 19660/92) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, Dudu Çalkan (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 15 août 1991, en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par Me Kazım Berzeg, avocat au barreau d'Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Tugay Uluçevik.
3. La requête a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 1 du Protocole n° 1 et de l’article 6 § 1 de la Convention
4. Le 18 février 1993, la Commission a décidé de communiquer la requête au Gouvernement.
5. Le 25 octobre 1997, la Commission a décidé d'inviter le Gouvernement à présenter ses observations (article 54 § 4 de la Convention).
6. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l'affaire.
7. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
8. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. Rıza Türmen, juge élu au titre de la Turquie (article 28), le Gouvernement a désigné M. Feyyaz Gölcüklü pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
9. Par une lettre du 8 juin 2001, la Cour a informé les parties qu'elle se prononcerait, en application de l'article 29 § 3 de la Convention, tant sur la recevabilité que sur le fond de la requête. Elle a également invité les parties à présenter leurs observations complémentaires sur le fond de l'affaire, et à la requérante ses demandes de satisfaction équitable.
10. Le 20 juin 2001, la requérante a transmis à la Cour ses observations complémentaires sur le fond de l'affaire ainsi que ses demandes de satisfaction équitable.
11. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
12. La requérante, ressortissante turque, résidait, à l'époque des faits, dans le village de Gökdoğan (à Durağan, Sinop). Elle était agricultrice.
13. En octobre 1987, l'Administration nationale des eaux (Devlet Su İşleri - « la DSİ»), organisme d'Etat chargé de la construction des barrages, procéda à l’expropriation des terrains de la requérante pour construire le barrage hydro-électrique d'Altınkaya dans la vallée de Kızılırmak. Ces terrains étaient cultivés pour la production de riz. Ils sont aujourd'hui submergés par les eaux du lac du barrage.
14. Des indemnités d'expropriation fixées par une commission d'experts de la DSİ furent versées à la requérante à la date d'expropriation.
15. La requérante, en désaccord avec les montants payés par la DSİ, introduisit, toujours en octobre 1987, des actions en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Durağan.
16. Le tribunal ordonna deux expertises sur les lieux afin d'apprécier l'exactitude des montants fixés par l'Administration expropriante.
17. Le tribunal accorda à la requérante des indemnités complémentaires d'expropriation qui étaient assorties d'intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l'an à calculer à partir de la date de cession des terrains à la DSİ.
18. L’Administration se pourvut en cassation contre les jugements du tribunal de grande instance ayant fixé les compléments d'indemnité. La requérante demanda à la Cour de cassation d'approuver ces jugements et d'entériner les montants fixés par le tribunal de grande instance.
19. La Cour de cassation confirma les jugements en octobre 1990, novembre 1991 et avril 1992.
20. La DSİ versa à la requérante ces indemnités complémentaires majorées de 30 % d'intérêts moratoires simples calculés jusqu'au moment de paiement desdits montants, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait 67 % l'an.
21. Les indemnités d'expropriation payées à la requérante, les dates de saisine des juridictions internes, les montants des indemnités complémentaires accordées par la juridiction interne, les dates de paiement, les montants des indemnités complémentaires versées à la requérante par l'Administration majorées de 30 % d'intérêts moratoires, les valeurs réelles des indemnités complémentaires ainsi que les taux d'indemnisation figurent dans le tableau ci-dessous, celui-ci indiquant la totalité des montants fixés à l'issue des diverses procédures nationales qui ont la même date de saisine des juridictions internes ainsi que la même date de paiement effectif.
Montants payés à la requérante par l'Administration avant de prendre possession des terrains (en LT) | Dates de saisine des juridictions internes | Montants des indemnités complémentaires accordées par les juridictions internes (en LT) | Dates de paiement des indemnités complémentaires | Montants des indemnités complémentaires versées à la requérante par l'Administration majorées de 30 % d'intérêts moratoires (en LT) | Valeurs réelles des indemnités complémentaires au moment du paiement majorées en fonction du taux d'inflation de 67 % (en LT) | Taux d'indemnisation par rapport aux valeur réelles des terrains expropriés |
1 580 243 888 772 1 117 880 876 690 | 08/10/1987 08/10/1987 05/10/1987 06/10/1987 | 3 537 175 2 036 555 2 705 000 2 210 296 | 18/01/1993 04/11/1993 01/06/1993 30/01/1992 | 9 108 225 5 753 267 7 205 000 5 010 296 | 53 640 551 46 643 219 52 720 450 22 102 960 | 42.63 % 39.35 % 44.22 % 41.31 % |
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
22. Dans sa partie pertinente, l’article 46 de la Constitution, relatif aux expropriations, dispose:
« (...) L’indemnité d’expropriation sera versée au comptant et en espèces. (...) Au cas où la loi autoriserait des paiements à terme (...), la fraction n’ayant pas été payée au comptant sera assortie d’intérêts moratoires au taux maximum prévu pour les dettes de l’Etat (...) »
B. La loi n° 3095 du 4 décembre 1984
23. En vertu de la loi n° 3095, le taux des intérêts moratoires dus pour le retard dans le règlement des dettes de l’Etat était de 30 % l’an à l’époque des faits.
24. A la même période, le taux des intérêts moratoires applicable aux créances de l’Etat était de 7 % par mois, soit 84 % par an (article 51 de la loi n° 6183 portant recouvrement des créances de l’Etat et arrêté n° 89/14915 du Conseil des ministres).
C. Le code des obligations
25. L'article 105 du code des obligations prévoit :
« Quand les préjudices subis par le créancier dépassent les intérêts moratoires des jours de retard et que le débiteur ne peut pas démontrer que le créancier a commis une faute, la réparation du préjudice est à la charge du débiteur.
Si le préjudice supplémentaire peut être estimé de façon immédiate, le juge peut en fixer le montant au moment de rendre sa décision sur le fond. »
D. La jurisprudence de la Cour de cassation
26. Le 3 juin 1991, la cinquième chambre civile de la Cour de cassation, compétente en matière d'indemnité d'expropriation, s'est prononcée en ces termes :
« Ce qui compense le retard dans le règlement des créances, ce sont les intérêts moratoires. Etant donné que la voie d'exécution forcée permet au créancier de demander ce qui lui est dû, majoré des intérêts, ce dernier n'est pas en droit d'exiger une autre compensation à titre indemnitaire ; partant, la décision faisant droit à la demande du créancier, au motif que le taux de l'inflation était élevé, s'avère mal fondée (...) »
27. Le 23 février 1994 (arrêt E: 1993/5-600, K: 1994/80), l'assemblée plénière de la Cour de cassation a statué ainsi :
« La loi n° 3095 a été approuvée et est entrée en vigueur alors que l'inflation dans le pays était forte, avec un taux qui dépassait largement 30%. Malgré cela, le législateur a voulu que le taux des intérêts moratoires soit de 30%. Pour ce motif, dans l'affaire examinée, il n'est pas conforme au droit, en invoquant les intérêts attachés aux dépôts bancaires, de dépasser l'intérêt composé de 30% par une voie détournée.
28. Le 19 juin 1996, l’assemblée plénière de la Cour de cassation, tranchant la question de l’applicabilité de l’article 105 du code des obligations, s’est prononcée en ces termes :
« (…) le taux d’intérêt prévu par la loi n° 3095 (…) est une indemnité forfaitaire couvrant les dommages sans qu’il y ait besoin de les démontrer (…). Dès lors que le taux des intérêts moratoires (le préjudice dû au retard dans le paiement) est fixé par la loi, en tenant compte des problèmes économiques (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) dans lesquels le pays se trouve, il est impossible de faire valoir les mêmes éléments (inflation, baisse de la valeur monétaire (…)) en tant que preuves évidentes du préjudice supplémentaire évoqué à l’article 105 du code des obligations, ni d’affirmer que les désavantages qui en résultent constituent le préjudice réel subi. Sinon, le constat du législateur que la contrepartie desdits désavantages serait de 30 %, n’aurait plus aucun sens. Lorsque le législateur, en considérant l’ensemble des problèmes économiques, a fixé, en vertu du pouvoir législatif que lui confère la Constitution, le taux de la réparation du dommage issu desdits problèmes, on ne saurait accepter que le dommage à réparer ne s’élève pas à 30 %, mais à 60 ou 70 %, au motif implicite que ladite appréciation [du législateur] s’avérerait mal fondée. (…) Il est évident que l’inflation qui se fait considérablement sentir dans la conjoncture économique actuelle de notre pays, excède [le taux de] 30 % prévu par (…) la loi n° 3095, et que [par conséquent] le préjudice subi par le créancier du fait d’un règlement tardif demeure non couvert. Toutefois, ce préjudice excédant le taux de 30 % fixé par le législateur n’est pas celui dont il est question à l’article 105 du code des obligations (…). Lorsque le législateur, en vertu de son pouvoir législatif, a considéré que ledit dommage s’élèverait à 30 %, l’augmentation de celui-ci à des taux plus élevés par une décision judiciaire, au motif que l’inflation dépasse les 30 %, constituerait un dépassement de compétence (…) »
E. Données économiques
29. En janvier, juin et novembre 1993 et en janvier 1992, le cours moyen du dollar américain (USD) était, selon les taux de change appliqués par la Banque centrale de Turquie, de 8 694 LT, 10 539 LT, 13 350 LT et 5 663 LT respectivement.
30. Les effets de l'inflation en Turquie sont indiqués sur les indices des prix de détail publiés par l'Institut des statistiques de l'Etat. D'après la liste pertinente, en prenant le chiffre 100 comme indice de base pour le mois d'octobre 1987 (période où le titre de propriété des terrains expropriés fut transféré à l'administration - paragraphe 20 ci-dessus), l'indice de l'inflation au mois de janvier 1993 atteint le chiffre 1672, au mois de juin celui de 2027, au mois de novembre celui de 2622 et au mois de janvier 1992 celui de 1099 (période prise en considération pour le versement des indemnités complémentaires – paragraphe 21 ci-dessus).
EN DROIT
I. SUR LE GRIEF TIRÉ DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1
31. La requérante se plaint en premier lieu d'une perte de valeur des compléments d'indemnité obtenus au bout de trois et cinq ans de procédures judiciaires et avec un retard de paiement dû à l'Administration, notamment en raison de l'insuffisance des intérêts moratoires par rapport au taux d'inflation très élevé en Turquie. Elle se plaint en deuxième lieu de l'insuffisance des indemnités complémentaires fixées par le tribunal de grande instance. Elle invoque à cet égard l'article 1 du Protocole n° 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
a) Grief tiré de l'insuffisance des indemnités complémentaires fixées par le tribunal
32. Le gouvernement défendeur excipe du non-épuisement des voies de recours internes.
33. La requérante soutient que si elle s’était pourvue en cassation, elle aurait dû verser, au titre des frais de procédure, un acompte de 3 % des montants en litige.
34. La Cour note que l'intéressée doit avoir fait valoir explicitement devant les instances nationales le grief qu'il soumet à la Cour (voir, par exemple, l’arrêt Englert c. Allemagne du 25 août 1987, série A n° 123, p. 52, § 31 ).
35. En l'espèce, la requérante a omis de former un pourvoi en cassation contre les jugements de première instance ayant fixé les compléments d'indemnité. De l'avis de la Cour, le fait que l'Administration, partie adverse dans le même litige, s'est pourvue en cassation contre les jugements de première instance ne dispensait pas la requérante de saisir à son tour la Cour de cassation : les arguments de la requérante développés dans son mémoire en réponse à celui de l’Administration, présenté à la Cour de cassation, n’étaient pas de nature à faire augmenter les montants des compléments d’indemnités fixés en première instance. La Cour observe en outre que la requérante n’a pas non plus proposé, devant la Cour de cassation, des chiffres qui d’après elle, constitueraient les sommes exactes à payer.
36. Par ailleurs, il est vrai que la requérante devait verser, au titre des frais de procédure, lors des pourvois en cassation, un acompte de 3% des montants en litige. La Cour estime cependant que cette obligation ne pouvait dispenser la requérante de former des pourvois, étant donné qu'elle avait déjà touché des indemnités d'expropriation et qu'elle était en mesure de payer les sommes demandées (cf. n° 19639/92, Aka c/Turquie, déc. 16.01.96).
37. Il s'ensuit que la requérante n'a pas satisfait à la condition relative à l'épuisement des voies de recours internes et que ce grief doit être rejeté conformément à l'article 35 de la Convention.
b) Grief tiré de l'insuffisance des intérêts moratoires à appliquer à des indemnités complémentaires obtenues après trois et cinq ans de procédures judiciaires
38. Le Gouvernement invite la Cour, en premier lieu, à rejeter la requête pour inobservation du délai de six mois en vertu de l'article 35 de la Convention. Il soutient que ce délai a commencé à courir à partir des dates effectives des versements des indemnités complémentaires et que la requérante a introduit sa requête devant la Cour plus de six mois après ces versements.
39. La Cour a examiné les dates de paiement (paragraphe 21 ci-dessus). Elle constate que les faits qui constitueraient, selon la requérante, un ensemble concernant la même procédure nationale d'expropriation et des violations des dispositions invoquées de la Convention ont pris fin au plus tôt en janvier 1992. Or, la requérante a introduit sa requête devant la Cour le 15 août 1991, antérieurement à la date des paiements en cause.
40. Il s'ensuit que la requérante a respecté le délai de six mois prévu à l'article 35 de la Convention. Dès lors, cette branche de l’exception doit être rejetée.
41. En deuxième lieu, selon le Gouvernement, la requérante n’a pas épuisé, comme l’exige l’article 35 de la Convention, les voies de recours internes faute d’avoir correctement exercé le recours mis à sa disposition par l’article 105 du code des obligations. La réparation des prétendues pertes du fait du retard dans le paiement des indemnités complémentaires aurait été possible si l'intéressé avait établi l’existence d'un dommage subi au-delà de celui qui se trouve compensé par les intérêts moratoires. Selon le Gouvernement, la disparité entre le taux d’inflation actuel et le taux légal des intérêts moratoires ne donne pas nécessairement droit à un complément d’indemnité au sens de l’article 105, mais la requérante aurait quand même pu tirer parti de cette disposition, à condition de prouver qu’elle avait subi personnellement un préjudice réel en raison du retard – ou du défaut – de paiement dont elle se plaint.
42. La requérante s’oppose à la thèse du Gouvernement et soutient que cette voie de recours est inadéquate.
43. La Cour rappelle qu’elle a déjà rejeté une exception similaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies recours internes dans l’affaire Aka c. Turquie (arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1997-VI, p. 2678-2679, §§ 34-37).
44. Étant donné que le Gouvernement n'a produit aucune décision de justice susceptible d’infirmer cette conclusion, la Cour n’estime pas nécessaire de s’écarter de ce raisonnement et considère que cette branche de l’exception ne saurait être retenue.
45. La Cour estime qu’à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence, (voir notamment l'arrêt Aka précité), et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, ce grief doit faire l’objet d’un examen au fond. Elle constate en outre que ce grief ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
B. Sur le fond
46. La requérante fait observer que les montants des indemnités complémentaires assortis d'un intérêt moratoire de 30 % l'an lui furent versés au bout de trois et cinq ans de procédures judiciaires et avec un retard de paiement dû à l'Administration. Elle soutient avoir subi une perte due à la forte dépréciation monétaire pendant ces périodes. Enfin, elle déplore l'absence en droit turc de dispositions permettant l'exécution forcée pour des dettes de l'Etat envers des particuliers.
47. Le Gouvernement rappelle que l’Etat a versé à la requérante des indemnités avant de prendre possession des terrains, ainsi que des indemnités complémentaires majorées de 30 % d’intérêts, après les décisions de la Cour de cassation (paragraphe 21 ci-dessus). A supposer même que ces montants ne tiennent pas compte de l’inflation, ils se fondent sur la jurisprudence de la Cour si les indemnités sont raisonnablement proportionnelles à la valeur des propriétés saisies, les conditions énoncées à l’article 1 du Protocole n° 1 se trouvant remplies. Il en est particulièrement ainsi lorsqu’il s’agit de projet de grande envergure profitant à des milliers de personnes ; reconnaître à la charge de l’Etat une obligation d’indemnisation intégrale gênerait celui-ci dans la réalisation de tels projets. De plus, la requérante ne saurait prétendre, en l’espèce, qu’elle a supporté une « charge spéciale et exorbitante » car elle n’a pas, à ses risques et périls, usé de la possibilité que lui offrait l’article 105 du code des obligations.
48. Enfin, le Gouvernement se prévaut de sa grande marge d’appréciation dans la fixation et l’application des taux d’intérêt qui feraient partie intégrante de sa politique en matière de création et de bonne gestion des services publics. Or, le taux d’intérêt élevé perçu sur les créances de l’Etat vise à assurer que le fonctionnement des services publics ne soit pas interrompu et constitue aussi une sorte d’imposition indirecte, fixée délibérément par le législateur dans l’exercice de ses compétences.
49. La requérante fait valoir qu'elle ne conteste pas l'acte d'expropriation, en tant que tel, mais qu'elle s'oppose aux modalités de paiement des indemnités d'expropriation. Elle souligne que ses griefs portent non seulement sur le retard de l'Administration à verser les indemnités complémentaires fixées par le tribunal de grande instance mais aussi et principalement, sur les préjudices qu'elle a subis pendant la période se situant entre les saisines du tribunal et les réceptions des sommes en question. Rappelant que les paiements sont intervenus plus de quatre et six ans après l'expropriation de ses terrains, la requérante soutient que les conséquences de ces retards, conjuguées avec la forte dépréciation monétaire dans le pays, ont engendré un déséquilibre injustifié entre ses intérêts personnels et l'intérêt public ayant motivé les mesures d'expropriation en cause.
50. La Cour observe que la requérante, expropriée de ses terrains, s'est vu reconnaître des indemnités qui lui furent versées à la date de l'expropriation (paragraphe 21 ci-dessus), et que le tribunal de grande instance lui accorda ensuite des indemnités complémentaires assorties d'intérêts moratoires au taux de 30 % l'an à compter de cette date (paragraphe 20 ci-dessus).
Toutefois, la DSİ n'a payé les compléments d'indemnité qu'en janvier 1992, janvier 1993, juin 1993 et novembre 1993 respectivement, soit plus de quatre et six ans après les saisines des juridictions et quatorze et dix-neuf mois environ après les décisions de la Cour de cassation.
51. La Cour note que le litige porte exclusivement sur le taux d'indemnisation qui n'était pas suffisant du fait de l'insuffisance des intérêts moratoires appliqués aux indemnités complémentaires pendant des périodes de trois et cinq ans environ, lesquelles vont de la saisine du tribunal de grande instance au paiement effectif des montants fixés par ce dernier (voir, pour le taux d'indemnisation, paragraphe 21 ci-dessus).
52. A cet égard, la Cour a déjà jugé que le caractère adéquat d'un dédommagement diminuerait si le paiement de celui-ci faisait abstraction d'éléments susceptibles d'en réduire la valeur, tel l'écoulement d'un laps de temps que l'on ne saurait qualifier de raisonnable (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce du 9 décembre 1994, série A n° 301-B, p. 90, § 82). Un retard anormalement long dans le paiement d'une indemnité dans le domaine de l'expropriation a pour conséquence d'aggraver la perte financière de la personne expropriée et de la placer dans une situation d'incertitude, surtout si l'on tient compte de la dépréciation monétaire de certains Etats (voir l’arrêt Akkuş c. Turquie du 9 juillet 1997, Recueil 1997-IV, pp. 1309-1310, § 29).
53. Considérant la cause dans son ensemble, la Cour observe que la situation dont se plaint la requérante relève de son «droit au respect de ses biens», eu égard à sa jurisprudence déjà établie en la matière (voir notamment l'arrêt Akkuş précité, pp. 1303 et suiv., et également l'arrêt Aka précité, pp. 2680 et s.), elle doit chercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs des droits fondamentaux de l'individu. A ce titre, il y a lieu de prendre en considération les modalités d'indemnisation prévues par la législation nationale et la manière dont elles ont été appliquées dans le cas de la requérante (arrêt Lithgow et autres c. Royaume-Uni du 8 juillet 1986, série A n° 102, p. 50, § 120).
54. En l'espèce, la Cour constate que les montants des indemnités complémentaires assortis d'un intérêt moratoire simple de 30 % l'an ont été versés à l'intéressée quatre et six ans après la saisine des juridictions et quatorze et dix-neuf mois environ après les décisions de la Cour de cassation, alors que l'inflation en Turquie à cette époque atteignait en moyenne 67 % l'an.
55. Il est indéniable que le retard pris dans le paiement des indemnités complémentaires accordées par les juridictions internes est imputable aux seuls manquements de l'administration expropriante, qui a fait subir à la propriétaire un préjudice distinct s'ajoutant à l'expropriation de ses biens. C'est ce retard, doublé de la durée effective totale des procédures en question, qui amène la Cour à considérer que la requérante a eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d'une part, les exigences de l'intérêt général et, d'autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens.
56. En conclusion, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1.
II. SUR LE GRIEF TIRÉ DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
57. La requérante se plaint également de la durée des procédures civiles concernant ses demandes de compléments d'indemnités. Elle invoque à cet égard l'article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
A. Sur la recevabilité
58. Le Gouvernement ne soulève pas d’exceptions préliminaires quant à la recevabilité de ce grief.
59. La Cour constate que ce grief ne se heurte à aucun motif d'irrecevabilité et estime que celui-ci doit faire l'objet d'un examen au fond.
B. Sur le fond
60. La requérante estime avoir subi une perte pécuniaire injustifiée en raison, d'une part, du paiement tardif des indemnités complémentaires et, d'autre part, des préjudices découlant du retard dans la détermination de ces dernières par les juridictions nationales. Elle soutient que la phase d'exécution des dettes en cause fait partie de la procédure concernant la demande des indemnités complémentaires.
61. Eu égard à la conclusion formulée aux paragraphes 50-52 ci-dessus, la Cour n'estime pas nécessaire d'examiner la question séparément sous l'angle de cette disposition.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
62. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel et moral
63. La requérante affirme devoir être dédommagée, à la fois pour la perte pécuniaire subie en raison du paiement tardif des indemnités complémentaires et pour les préjudices découlant du retard dans la détermination de ces dernières devant les juridictions nationales. Elle demande à la Cour de lui octroyer une somme en dollars américains. Elle réclame également la réparation du dommage moral subi.
64. Le Gouvernement ne se prononce pas.
65. Selon la méthode déjà adoptée dans l'arrêt Aka (voir l'arrêt Aka précité, p. 2683, §§ 55-56), la Cour considère que, pour apprécier les préjudices matériels subis par la requérante, il faut prendre en considération la différence entre les montants effectivement versés à la requérante en 1993 et 1992 et ceux qu'elle aurait reçus si les indemnités complémentaires avaient été ajustées pour tenir compte de l'érosion monétaire à partir de la date de la saisine du tribunal de grande instance (paragraphes 50-52 ci-dessus).
66. Ayant procédé à son propre calcul à la lumière des données économiques pertinentes dont elle dispose (paragraphe 28 ci-dessus), la Cour décide d'octroyer à la requérante une indemnité de 18 400 euros (EUR), à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement.
67. S'agissant du dommage moral, la Cour relève que la requérante avait été déjà indemnisée suite aux expropriations d'Altınkaya dans le cadre de sa requête n° 19272/92. En conséquence, elle ne saurait accueillir cette demande.
B. Frais et dépens
68. La requérante sollicite 8 000 dollars américains pour les frais et dépens relatifs aux procédures nationales et à celles de la Convention.
Elle ne fournit pas de justificatifs.
69. Le Gouvernement ne se prononce pas.
70. Compte tenu de ce que toutes les requêtes concernant les expropriations d'Altınkaya ont été présentées par le même avocat, la Cour juge en équité qu’il y a lieu d’accorder à la requérante une somme de 330 EUR.
C. Intérêts moratoires
71. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt était de 4,26 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Déclare recevable le grief tiré de l'article 1 du Protocole n° 1 en ce qui concerne l'insuffisance des intérêts moratoires à appliquer aux indemnités complémentaires d’expropriation obtenues après trois et cinq ans de procédures judiciaires ;
2. Déclare recevable le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne la durée de la procédure ;
3. Déclare irrecevable le grief tiré de l'article 1 du Protocole n° 1 en ce qui concerne l'insuffisance des indemnités complémentaires ;
4. Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 ;
5. Dit qu’il n’y a pas lieu d'examiner au fond le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention ;
6. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques aux taux applicables à la date du règlement :
i. 18 400 EUR (dix-huit mille quatre cents euros) pour préjudice matériel ;
ii. 330 EUR (trois cent trente euros) pour frais et dépens ;
b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 4,26 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 mars 2002 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Georg Ress
Greffier Président