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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
19.6.2003
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí

TROISIÈME SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 48988/99
présentée par Zeynep BARAN
contre la Turquie

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 19 juin 2003 en une chambre composée de :

MM. G. Ress, président,
I. Cabral Barreto,
L. Caflisch,
R. Türmen,
B. Zupančič,
Mme H.S. Greve,
M. K. Traja, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 13 mai 1999,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

La requérante, Mme Zeynep Baran, est une ressortissante turque d’origine kurde, née en 1960 et résidant à Istanbul. Elle est représentée devant la Cour par Mes F. Karakaş et E. Keskin, avocates à Istanbul.


A. Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

La requérante, présidente de la Fondation pour la solidarité avec les femmes kurdes et la recherche sur les problèmes des femmes (Kürt Kadınları ile Dayanışma ve Kadın Sorunları Araştırma Vakfı, K.KA.DaV.) (ci après « la fondation »), rédigea en mars 1997 une brochure pour faire connaître les activités et les buts de la fondation.

Le 3 juin 1997, statuant en référé, la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul ordonna la saisie de cette brochure.

Le même jour, le procureur de la République demanda à la direction de la sûreté d’Istanbul de convoquer la requérante en vue de recueillir sa déposition.

Le procès-verbal du 4 juin 1997 établi à 14 h 45 par les policiers de la direction de la sûreté mentionna que deux cents exemplaires de la brochure litigieuse avaient été saisis et que la requérante avait été informée de sa convocation par le procureur de la République.

Par un acte d’accusation présenté le 6 juin 1997, fondé sur l’article 312 du code pénal, le procureur de la République intenta une action pénale à l’encontre de la requérante en raison de la publication de la brochure litigieuse.

A l’audience du 25 mars 1988 devant la cour de sûreté de l’Etat, la requérante déclara que dans cette brochure elle défendait les droits des femmes, les droits de l’homme et la liberté d’expression, et qu’il n’y était pas question d’incitation à la haine. Elle indiqua qu’il n’y avait pas d’élément d’infraction et que ce procès montrait qu’elle n’avait pas de liberté d’expression.

Par un arrêt du 7 août 1998, fondé sur l’article 312 § 2 du code pénal, la cour de sûreté de l’Etat condamna la requérante à une peine d’emprisonnement de deux ans et à une amende de 1 720 000 livres turques. Elle constata que la brochure incriminée incitait le peuple à la haine et à l’hostilité en créant une discrimination fondée sur l’appartenance à une classe sociale. Elle cita, entre autres, les passages suivants de la brochure :

« La femme kurde

(...) n’ayant pas de droit à l’éducation dans sa langue natale, elle ne sait ni lire ni écrire, à cause de son identité kurde elle est soumise à un traitement de deuxième classe (...) »

« Nous les femmes kurdes

(...) lors de leur garde à vue, lors des opérations menées dans les villages, elles subissent des violences sexuelles (cinsel taciz) et sont violées par les forces spéciales et les soldats, (...) leurs corps dénudés sont exposés sur les places des villages et dans les médias, (...) elles sont [battues par] les forces de l’ordre (...) même mortes leur corps sont violés, leur corps dénudés sont exposés sur les places des villages et dans les médias. En raison de son identité kurde elles sont poursuivies et jetées dans les cachots. »

« La femme et l’exode

(...) à cause de l’embargo alimentaire auquel sont soumises les villes où vivent les Kurdes, [ceux-ci] sont condamnés à la faim et à la misère ; dans l’espoir de trouver du pain, ils doivent partir pour les grandes villes (...) »

« Nous les femmes

(...) au motif qu’elle n’est pas vierge, elle est battue, exposée, lapidée sur les places publiques, elle subit toute la violence des institutions féodales et des conservateurs, la femme est perçue comme une marchandise des hommes, un objet sexuel (...) »

« La femme et l’enfant

(...) ils, c’est-à-dire les souverains du système, ont volé le quotidien et l’avenir de nos enfants, ils ont brûlé leurs villages et ont emmené leurs pères (...) ; et l’enfant a vu sa mère dévêtue nue et traînée ; [les enfants] ont vu le ciel [rempli] non pas de cerfs-volants mais de la noirceur des avions de guerre (...) »

« Pourquoi le K.Ka.Dav. ?

(...) nous avons vécu la colonisation de classe, nous avons été écrasées à cause de notre identité sexuelle, nous avons été colonisées à cause de notre appartenance à une nation et une identité différente (...) nous continuons à vivre la colonisation nationale (...) »

Le 24 septembre 1998, la requérante forma un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour de sûreté de l’Etat en demandant notamment la tenue d’une audience.

Dans son avis du 19 octobre 1998, le procureur général près la Cour de cassation demanda la confirmation de l’arrêt attaqué.

Le 16 novembre 1998, la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par la requérante.

Par une ordonnance du 6 octobre 1999, sur le fondement de la loi no 4454 entrée en vigueur le 28 août 1999, le président de la cour de sûreté de l’Etat ordonna le sursis à exécution de la peine prononcée à l’encontre de la requérante.

B. Le droit interne pertinent

L’article 312 § 2 du code pénal dispose :

« Est passible de six mois à deux ans d’emprisonnement et d’une amende lourde de six mille à trente mille livres turques quiconque, expressément, loue ou fait l’apologie d’un acte qualifié de crime par la loi ou incite la population à désobéir à la loi.

Est passible d’un à trois ans d’emprisonnement ainsi que d’une amende de neuf mille à trente-six mille livres quiconque, sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région, incite le peuple à la haine et à l’hostilité. Si pareille incitation compromet la sécurité publique, la peine est majorée d’une portion pouvant aller d’un tiers à la moitié de la peine de base.

Les peines qui s’attachent aux infractions définies au paragraphe précédent sont doublées lorsque celles-ci ont été commises par les moyens énumérés au paragraphe 2 de l’article 311 ».

La loi no 4454, entrée en vigueur le 28 août 1999, prévoit le sursis à exécution des peines prononcées à l’encontre des individus à condition que dans les trois ans à compter de la date du sursis les intéressés ne commettent pas une nouvelle infraction similaire à celle pour laquelle ils ont été condamnés.

GRIEFS

1. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint que sa cause n’a pas été entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial. Elle expose à cet égard qu’un juge militaire, dont l’indépendance à l’égard de ses supérieurs n’est pas assurée, siégeait au sein de la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul.

2. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention combiné avec l’article 13, la requérante allègue la méconnaissance de son droit à un procès équitable dans la mesure où sa demande d’audience n’a pas été acceptée par la Cour de cassation qui a statué sur dossier. Elle soutient par ailleurs que ni l’avis du procureur général près la Cour de cassation ni l’arrêt rendu par cette dernière ne lui ont été notifiés. Elle prétend qu’elle n’a pas bénéficié de la remise de peine prévue par l’article 59 § 2 du code pénal et fait valoir que sa défense a été prise en compte comme un élément à charge par la cour de sûreté de l’Etat. A cet égard, elle invoque l’article 6 de la Convention combiné avec l’article 14.

3. Invoquant les articles 9 et 10 de la Convention combiné avec l’article 13, la requérante soutient que sa condamnation au pénal en raison de la publication d’une brochure a enfreint sa liberté d’expression et de pensée. Elle fait valoir que dans cette brochure elle a mis en avant les problèmes sociaux vécus par toutes les femmes en général et celles d’origine kurde en particulier. Elle soutient en outre que ses allégations invoquées sous l’angle des articles 9 et 10 de la Convention doivent être examinées en combinaison avec les articles 1, 18 et 14 de la Convention.

EN DROIT

1. La requérante se plaint que sa cause n’a pas été entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité articulée en deux branches. D’abord, il fait valoir que la condamnation de la requérante a fait l’objet d’un sursis à exécution sous réserve qu’elle ne commette pas une nouvelle infraction similaire à celle pour laquelle elle a été condamnée. Elle n’aurait donc plus la qualité de « victime ». Ensuite, il soutient que la Cour de cassation n’a pas compétence pour se prononcer sur l’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat et qu’en conséquence le délai de six mois commence à courir à partir de la date de l’arrêt de la cour de sûreté de l’Etat, soit le 7 août 1998.

La requérante conteste les arguments du Gouvernement. Elle fait notamment valoir que, suite à la confirmation de sa condamnation par la Cour de cassation le 19 octobre 1998, celle-ci était devenue définitive et donc exécutoire. Le parquet de Bağcılar a été chargé de l’exécution de sa peine et un mandat de dépôt a été délivré à son encontre. En conséquence, pendant un an environ, elle a été recherchée et n’a pu s’adresser aux autorités, ni travailler ou voyager.

Selon la jurisprudence constante de la Cour, par « victime » l’article 34 de la Convention désigne la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux, l’existence d’un manquement aux exigences de la Convention se concevant même en l’absence de préjudice ; celui-ci ne joue un rôle que sur le terrain de l’article 41. Partant, une décision ou une mesure favorable à la requérante ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 50, CEDH 1999VII, et Balmer-Schafroth et autres c. Suisse, arrêt du 26 août 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997IV, p. 1356, § 26).

Il y a donc lieu de rejeter la première branche de l’exception.

La Cour réitère sa jurisprudence constante selon laquelle il convient de prendre en considération l’ensemble de la procédure pénale engagée contre la requérante afin de statuer sur sa conformité aux prescriptions de l’article 6 de la Convention (voir notamment John Murray c. RoyaumeUni, arrêt du 8 février 1996, Recueil 1996I, pp. 54-55, § 63). Elle souligne à cet égard que, toujours selon sa jurisprudence constante sur les cours de sûreté de l’Etat (voir, en autres, Sakık et autres c. Turquie, nos 23878/94-23883/94, rapport de la Commission du 23 mai 1995, Décisions et rapports 81, p. 86), le statut de victime sur le terrain de l’article 6 § 1 n’est établi qu’à partir du moment où la décision de condamnation devient définitive après l’arrêt de la Cour de cassation. Elle en conclut qu’il relève bien de la juridiction de la Cour de cassation d’infirmer un arrêt de condamnation au fond, et de le renvoyer devant la cour de sûreté de l’Etat, qui peut, elle, réexaminer l’affaire et acquitter l’intéressé (voir Özdemir c. Turquie, no 59659/00, § 26, 6 février 2003, non publié, et Işık c. Turquie, no 50102/99, § 26, 5 juin 2003, non publié).

Il s’ensuit qu’il y a également lieu de rejeter la seconde branche de l’exception.

Ensuite, le Gouvernement informe la Cour que la loi no 4338 du 18 juin 1999 relative à l’instauration des cours de sûreté de l’Etat a modifié l’article 143 de la Constitution, lequel écarte désormais les juges militaires de leur composition.

La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

2. La requérante allègue la méconnaissance de son droit à un procès équitable devant les juridictions nationales. Elle invoque l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention combiné avec les articles 13 et 14. La Cour décide d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 6 § 1, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

Le Gouvernement fait valoir que la Cour de cassation n’a pas seulement examiné les questions de forme mais également l’ensemble de la cause de la requérante, tels le fond et les droits de la défense. Il rappelle ensuite que, selon la législation nationale, la Cour de cassation n’est pas tenue de tenir une audience dans une affaire où la peine infligée n’est pas supérieure à deux ans.

Le Gouvernement déclare que l’avis du procureur général près la Cour de cassation ne contient aucun argument juridique. Cet avis n’est pas confidentiel et l’avocat de la requérante peut le consulter s’il le souhaite. Il souligne par ailleurs que le procureur général ne prend pas part aux délibérations.

La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

3. La requérante soutient que sa condamnation au pénal en raison de la publication d’une brochure a enfreint sa liberté d’expression et de pensée. Elle invoque les articles 9 et 10 de la Convention combinés avec l’article 13, qui, selon elle, doivent être examinés en combinaison avec les articles 1, 18 et 14. La Cour décide d’examiner les griefs de la requérante sous l’angle de l’article 10, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

Se référant au contenu de la brochure, le Gouvernement soutient que la lapidation est une peine prévue par la charia, qui est un système juridique fondé sur la religion islamique et qui ne s’applique pas en Turquie. Il insiste sur le fait qu’en sa qualité de présidente d’une association défendant la cause de la femme, la requérante devrait avoir la responsabilité intellectuelle et sociale de ne pas tenir de tels propos diffamatoires de nature à provoquer l’indignation au sein de la société. Il fait valoir que la liberté ne signifie nullement une telle irresponsabilité propre à provoquer chez les citoyens, en particulier du sexe féminin, un sentiment d’insécurité et de crainte à l’égard de l’Etat. La liberté d’expression n’implique pas non plus des allégations gratuites et diffamatoires pouvant induire en erreur le lecteur.

Le Gouvernement fait valoir qu’en agissant ainsi la requérante a manqué de respect à l’égard de toutes les femmes vivant en Turquie, en faisant une distinction selon leur origine et en tenant des propos diffamatoires et irresponsables sous prétexte de défendre leurs droits. A cet égard, il soutient que la requérante avait pour objectif de faire de la propagande séparatiste.

Se référant à la traduction de la brochure (voir les passages traduits ci-dessus), le Gouvernement fait valoir que les juridictions nationales ont estimé que cette publication contenait des propos de nature à semer l’intolérance et la haine au sein de la société. La requérante avait dépassé les limites de la liberté d’expression dans une société démocratique, ce qui lui a valu sa condamnation pour avoir provoqué la haine au sein de la population, en raison des différentes origines des citoyens. A cet égard, le Gouvernement se réfère à l’affaire Zana c. Turquie (arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997VII, §§ 61-62), dans laquelle la Cour a fixé les limites de la liberté d’expression par l’existence d’une situation de terrorisme menaçant l’intégrité territoriale.

La requérante soutient qu’examinée dans sa globalité, la brochure insiste sur la discrimination que subit la femme. Elle met particulièrement en avant la condition de la femme kurde dans une zone sous-développée, où ont lieu de nombreux affrontements. Elle marque sa solidarité avec les problèmes des femmes sans accuser le gouvernement ou les fonctionnaires d’un pays en particulier. Elle déclare qu’elle est consciente que la lapidation n’est pas pratiquée en Turquie mais dans des pays comme l’Iran ou d’autres où est appliquée la charia. Elle avait pour but d’appeler à défendre les droits des femmes soumises à la discrimination et à la violence.

La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés.

Vincent Berger Georg Ress
Greffier Président