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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
23.9.2003
Rozhodovací formace
Významnost
2
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí

DEUXIÈME SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 64915/01
présentée par Gérard CHAUVY et autres
contre la France

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 23 septembre 2003 en une chambre composée de

MM. A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
Gaukur Jörundsson,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
Mme W. Thomassen,
M. M. Ugrekhelidze, juges,
et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 13 décembre 2000,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Les deux premiers requérants, Gérard Chauvy et Francis Esmenard, sont des ressortissants français nés respectivement en 1952 et 1936, résidant respectivement à Villeurbanne et Paris. La troisième requérante, la société anonyme Editions Albin Michel, est une société de droit français, dont le siège social est à Paris. Ils sont représentés devant la Cour par Maître Bigot, avocat au barreau de Paris (Cabinet Bauer, Bigot, Felzenszwalbe). Le gouvernement défendeur est représenté par M. R. Abraham, Directeur des affaires juridiques au Ministère des Affaires Étrangères.

A. Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

Le premier requérant, journaliste et écrivain, est l’auteur du livre intitulé « AUBRAC-Lyon 1943 » paru en 1997 aux Editions Albin Michel (troisième requérante) dont le président est le deuxième requérant.

Dans son livre, le requérant retraça la chronologie des événements qui se sont déroulés à Lyon en 1943 en relation avec les mouvements de résistance et fit le point sur les différentes sources d’archives disponibles sur cette période. L’une des principales zones d’ombre de cette période est la réunion de Caluire, particulièrement importante pour l’histoire de la Résistance française et qui constitue un épisode majeur de l’histoire de la seconde guerre mondiale. En effet, en ce 21 juin 1943, Klaus Barbie, chef régional de la Gestapo, arrêta les principaux chefs de la résistance réunis dans la banlieue de Lyon à Caluire. A cette occasion, furent arrêtés notamment Jean Moulin et Raymond Aubrac, ce dernier parvenant à s’évader à l’automne 1943.

Le requérant présenta cet événement majeur sous le « prisme des époux Aubrac ». Selon le requérant, cet ouvrage mettait à l’épreuve la « vérité officielle longuement rapportée notamment par les époux Aubrac dans les média et rapportée par un film à leur gloire ».

Cet ouvrage suscita de vifs débats dans l’opinion française et le journal Libération organisa une table ronde d’historiens en présence des époux Aubrac.

Le mémoire signé par Klaus Barbie et remis par son avocat, Maître Vergès, le 4 juillet 1990, au juge d’instruction, qui instruisait sur ses activités à l’égard des résistants de Lyon, et connu sous le nom « testament Barbie », fut annexé en totalité à l’ouvrage critiqué. Le requérant tira un grand nombre de ses interrogations de la confrontation de ce document avec l’histoire « officielle ». Il conclut son livre en indiquant qu’aucune pièce d’archives ne permet de valider l’accusation de trahison proférée par Klaus Barbie à l’encontre de Raymond Aubrac, mais au terme de cette étude, on constate que « des récits parfois fantaisistes ont été formulés » ; suivent deux pages d’interrogations de nature à jeter le doute sur l’innocence de Raymond Aubrac.

Le 14 mai 1997, les époux Aubrac introduisirent une procédure judiciaire par citation directe devant la dix-septième chambre du tribunal de grande instance de Paris. La citation comporte cinquante extraits de l’ouvrage litigieux (dix-huit concernant le mémoire Barbie et trente-deux le texte propre au premier requérant). Ils poursuivirent les trois requérants en tant qu’auteur, complice et civilement responsable du délit de diffamation. Ils invoquèrent l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881 et l’arrêt Pierre de Bénouville, du 4 octobre 1989, de la Cour de cassation. Les parties pertinentes de cette citation se lisent comme suit :

« Lorsqu’en 1983, (...) Klaus Barbie fut conduit en France, il choisit comme moyen de défense de tenter de discréditer, en les accusant de trahison, celles de ses victimes qui avaient survécu et étaient encore en mesure de l’accuser. Parmi elles, il suggéra que pouvaient figurer Raymond et Lucie Aubrac. Cependant, Raymond Aubrac ayant été cité par Barbie comme témoin à son procès et s’y étant rendu, ni Barbie, ni son conseil, Me Vergès, ne lui posèrent la moindre question, ne formulèrent la moindre remarque, ne produisirent un quelconque document propre à étayer cette accusation odieuse, mais qui restait des plus vagues.

Dans le même temps, par jugement en date du 30 avril 1987, puis par arrêt en date du 10 février 1988 devenu définitif, Raymond Aubrac faisait condamner pour diffamation Me Vergès qui avait cru pouvoir relayer, voire conforter les insinuations de son client dans un film de M. Claude Bal. (...)

L’ouvrage [du premier requérant] est paru en mars 1997 sous le titre « Aubrac, Lyon 1943 », le volume étant entouré d’une bande portant la mention « une légende à l’épreuve de l’histoire ».

Il ne saurait donc y avoir aucun doute sur le fait que cet ouvrage est dirigé quasi exclusivement contre les Aubrac et qu’il a pour prétention de détruire leur prétendue « légende » de résistants par les moyens rigoureux des historiens ».

Les époux Aubrac y détaillaient ensuite les allégations prétendument diffamatoires des requérants et justifiaient leur qualification de diffamation :

« A. sur les conditions de l’arrestation de Raymond Aubrac en mars 1943

La première de ces falsifications reprochées aux Aubrac serait le fait que Raymond Aubrac aurait été arrêté le 13 mars 1943 et non le 15 mars, ce qui permet à Barbie de soutenir à partir de ce « fait établi » que Raymond Aubrac, arrêté dès le 13 mars, n’a pu se présenter au rendez-vous du 15 mars rue de l’hôtel de ville à Lyon que sous le contrôle de la police française. (...)

B. sur les allégations relatives à la mise en liberté de Raymond Aubrac en mai 1943

Raymond Aubrac a bénéficié d’une ordonnance de mise en liberté datée du 10 mai 1943. Or son épouse, dans un récit autobiographique publié en 1984, place cette libération le 14 mai et Raymond Aubrac lui-même a hésité entre le 14 et le 15 mai dans une déposition du 21 août 1948 dans le cadre du second procès Hardy.

(...) pour [le premier requérant], ce décalage de dates ne peut avoir qu’une seule explication : Raymond Aubrac a passé ces quatre jours à collaborer avec le divin Barbie qui a imposé sa libération aux autorités judiciaires françaises. D’autant que Lucie Aubrac a affirmé avoir fait une démarche menaçante auprès du procureur de la République pour qu’il ne s’oppose pas à cette mise en liberté, demande dont [le requérant] feint de s’étonner que l’on ne trouve pas de trace matérielle. (...)

C. sur l’évasion de l’hôpital de l’Antiquaille

(...) Ce chapitre entier revient sur la prétendue affirmation que Lucie Aubrac aurait placé son mari Raymond non seulement parmi les quatre résistants arrêtés le 15 mars 1943, mais parmi ceux libérés le 24 mai, avec pour seul objectif d’opposer le récit des participants à cette évasion afin de les transformer en menteurs. (...)

(...) L’incapacité [du premier requérant] à hiérarchiser les documents qu’il cite ne peut ici qu’apparaître consternante. Il peut tirer la présomption quasi certaine que, Aubrac ayant été libéré par Barbie, sa femme le « dissimule », mais de ce que cette mise en liberté est confiée aussitôt à Frenay, Chef du mouvement « Combat », puis, car c’est tout naturel, passée au crible à Londres, à l’Etat Major du Général de Gaulle, [le premier requérant] ne retient rien et surtout pas cette phrase de Frenay qui figure pourtant dans le procès-verbal de son audition à Londres le 30 juin 1943 : Il n’y a aucun doute que Aubrac est un garçon hors de tout soupçon. (...)

D. sur les allégations diffamatoires à propos de Caluire

(...) Si des discussions passionnées ont persisté sur le caractère plus ou moins spontané de la collaboration de René Hardy et sur les risques inutiles qu’avaient pris les dirigeants du mouvement « Combat » en l’envoyant à Caluire pour y défendre les prérogatives du chef de leur mouvement, personne jusqu’à Barbie en 1989 n’a jamais prétendu que Raymond et Lucie Aubrac avaient joué le moindre rôle dans l’arrestation de Jean Moulin le 21 juin, ni dans son authentification par René Aubry, le 25 juin, après quatre jours de torture, étant encore souligné que Hardy, lui, ne connaissait pas Jean Moulin.

(...) {[le premier requérant] n’hésite pas à écrire (page 130) :

Il est certain que Raymond Aubrac semble ne plus se souvenir de la réunion avec Lassagne et Aubry, au domicile de Lonjaret, le 19 juin 1943, alors qu’il l’admet parfaitement en 1948 .

Ce faisant, [le premier requérant] accrédite l’idée que, dès le 19 juin 1943, Raymond Aubrac connaissait tout du projet de réunion de Caluire (...).

E. de l’amalgame entre Hardy et Aubrac

Dans deux chapitres de transition (chapitres XI et XII), [le premier requérant], sans citer un seul document probant, va tenter un amalgame : raconter les mésaventures de René Hardy (de qui encore une fois personne ne doute qu’il ait, plus ou moins volontairement, aidé les Allemands) et Raymond et Lucie Aubrac que personne n’a jamais accusés, et pour cause, d’une telle collaboration. (...)

(...) le but [du premier requérant] est toujours le même : faire croire que Aubrac ment et que ce qu’il a déclaré lui-même très clairement au moment des faits n’a plus d’importance dès lors qu’il ne le répète pas dans des termes identiques cinquante ans plus tard. (...)

F. Les délits de diffamation sont constitués

Tant la publication du « mémoire Barbie » que les commentaires faits par [le premier requérant] au soutien de celui-ci, mettent à la charge [des requérants] des diffamations constituées par des allégations précises, fussent-elles parfois formulées sous forme d’insinuations, à l’égard de deux personnes déterminées, Raymond et Lucie Aubrac, à l’honneur et à la considération desquelles lesdites allégations portent une atteinte considérable.

Les allégations devant être plus particulièrement retenues dans un ouvrage tout entier diffamatoire sont celles-ci:

A. A l’égard de Raymond Aubrac

1. Raymond Aubrac serait l’officier français que les Allemands auraient infiltré parmi les dirigeants de l’Armée secrète lors de la constitution de celle-ci.

2. Raymond Aubrac serait un Résistant que Barbie aurait transformé en agent à son service lors de son arrestation en mars 1943.

3. Raymond Aubrac aurait menti sur la date de sa première arrestation qui aurait eu lieu le 13 mars 1943 et non le 15.

4. Raymond Aubrac, sous contrôle de la police française, n’était pas véritablement détenu le 15 mars 1943, jour où les policiers français se présentèrent à l’un de ses domiciles.

5. Raymond Aubrac est responsable des « souricières » tendues aux Résistants de Lyon entre le 13 et le 15 mars 1943.

6. Raymond Aubrac n’a pas été libéré le 10 mai 1943 par l’effet d’une décision librement arrêtée par le juge d’instruction (...), mais parce que les autorités allemandes ont imposé celle-ci aux autorités judiciaires françaises.

7. Raymond Aubrac a menti sur la date de sa libération après sa première arrestation, pour dissimuler que pendant quatre jours, du 10 au 14 mai 1943, il est resté à la disposition de Barbie, chef de la Gestapo.

8. Raymond Aubrac, informé dès le samedi 19 juin 1943, du lieu et du moment où aurait lieu, à Caluire, la réunion de plusieurs dirigeants de la Résistance parmi lesquels Jean Moulin, en a informé son épouse qui a ainsi été en mesure d’informer le chef de la Gestapo.

9. Raymond Aubrac a été libéré volontairement par les Allemands le 21 octobre 1943, à l’occasion d’un coup de main mené par les services anglais pour libérer un de leurs agents, Jean Biche, coup de main que Barbie, dûment informé, a utilisé pour permettre à son agent Raymond Aubrac de s’enfuir.

10. d’une manière générale, l’attitude de Raymond Aubrac vis-à-vis des autorités allemandes à Lyon en 1943 doit être rapprochée de celle de René Hardy utilisé par les Allemands à cette même époque.

B. A l’égard de Lucie Aubrac

1. Lucie Aubrac a dissimulé que son mari n’avait pas été libéré le 10 mai 1943 par l’effet de ses démarches mais qu’il avait été en vertu d’une ordonnance du juge d’instruction (...) imposée par Barbie, chef de la Gestapo.

2. Lucie Aubrac n’a nullement organisé le coup de main qui a permis la libération de trois résistants, arrêtés en même temps que Raymond Aubrac, à l’hôpital de l’Antiquaille le 24 mai 1943.

3. Lucie Aubrac, informée par son mari du lieu et du moment de la réunion devant se tenir à Caluire le 21 juin 1943, chez le docteur Dugoujon, a téléphoné ces informations le dimanche 20 juin à Barbie, chef régional de la Gestapo.

4. Lucie Aubrac, dont l’officier traitant était Floreck, adjoint de Barbie, aurait accepté d’être l’agent de liaison entre son mari et (...) Barbie pour ne pas brûler son mari.

5. Lucie Aubrac n’aurait pu pénétrer dans les locaux de la Gestapo qu’en sa qualité d’agent de celle-ci.

6. C’est en plein accord avec la Gestapo, et plus précisément avec Barbie, que Lucie Aubrac a pu faire « évader » son mari, à l’occasion du coup de main organisé non par elle, mais par l’Intelligence Service le 21 octobre 1943.

Toutes ces diffamations (...) doivent être réprimées sur le fondement de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881.

En effet, ces diffamations qui leur imputent des trahisons, et dissimulations de celles-ci, se rattachent directement à leur qualité de membres fondateurs et organisateurs du réseau de résistance Libération et, pour ce qui concerne Raymond Aubrac, à sa qualité de responsable militaire de l’Armée secrète. (...)

Cette référence à l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881 s’impose dès lors que comme l’a rappelé un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 4 octobre 1989 (affaire Pierre de Bénouville) : « ...Il résulte de la combinaison des articles 30, 31 de la loi sur la liberté de la presse et 28 de la loi du 5 janvier 1951que la protection contre les diffamations accordée à certains mouvements connus de résistance par assimilation aux armées de terre et de mer s’étend aux membres de ces formations lorsqu’ils sont atteints à raison de cette qualité ou des actes de leur fonction ».

Par jugement du 2 avril 1998, le tribunal procéda, tout d’abord, à l’examen des différentes imputations réputées diffamatoires dans l’ordre chronologique des événements exposés et en rapprochant le texte du mémoire signé de Klaus Barbie de celui du requérant, puisque l’objet même de l’ouvrage litigieux était :

« de confronter les allégations de ce "mémoire" aux récits des événements livrés, à diverses reprises, par les époux Aubrac, et aux autres témoignages et documents relatifs à cette période. (...) l’ouvrage tout entier va, ensuite, s’articuler autour de cette accusation - capitale - de trahison ».

Le tribunal examina ainsi les circonstances de la première arrestation de Raymond Aubrac au mois de mars 1943, les circonstances de sa mise en liberté au mois de mai 1943, l’évasion de l’hôpital de l’Antiquaille, l’épisode de Caluire, l’après Caluire et l’évasion du Boulevard des hirondelles, et conclut :

« Ainsi (...) le requérant, sans corroborer formellement les accusations tranchées du "mémoire Barbie" s’emploie à jeter le trouble par l’addition d’une série de faits, de témoignages ou de documents, de nature et d’importance différentes, et qui, tous, concourent à discréditer les récits livrés par les parties civiles, par là-même à s’interroger sur les mobiles de leurs dissimulations ou de leurs mensonges, et, subrepticement, à rendre plausible - malgré les réserves que forme l’auteur - l’accusation de trahison et de manipulation lancée par le "mémoire Barbie", qui parcourt, de manière sous-jacente, l’ensemble de l’ouvrage. (...)

C’est donc à juste raison que les parties civiles considèrent que l’ensemble de l’ouvrage, et plus particulièrement les passages [reproduits dans le jugement], portent atteinte à leur honneur et à leur considération.

La publication du mémoire signé par Klaus Barbie, et la reprise d’extraits de celui-ci dans différentes parties du texte, constituent une diffamation par reproduction des imputations ou allégations calomnieuses, telle qu’elle est expressément prévue par l’article 29 al. 1 de la loi sur la presse.

Le commentaire de l’auteur relève, quant à lui, de la diffamation par insinuation, en ce qu’il tend à persuader le lecteur que les interrogations les plus graves l’emportent sur les certitudes admises jusque là, quant au comportement des époux Aubrac pendant l’année 1943, et par là-même à donner crédit aux accusations Barbie ».

Le tribunal examina ensuite la question de l’article de la loi sur la presse applicable en l’espèce et, rappelant la loi du 5 janvier 1951 et la jurisprudence de la Cour de cassation, affirma que l’assimilation des mouvements et réseaux reconnus de résistance aux armées de terre ou de mer valait pour leurs membres. Il rappela, sans se prononcer sur l’accessibilité et la stabilité de la jurisprudence en cause, que la « loi » au sens de la Convention comprend le texte voté par le Parlement mais également son interprétation par les juges, pourvu que celle-ci soit suffisamment stable et accessible. Il conclut dès lors à l’application de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881.

Il exposa ensuite que les imputations diffamatoires étaient réputées faites de mauvaise foi et qu’il appartenait aux prévenus de faire la preuve de faits justificatifs suffisants pour établir leur bonne foi. Il leur appartenait d’établir que leur démarche répondait à un intérêt légitime, qu’elle n’était pas accompagnée d’une animosité personnelle, qu’une enquête sérieuse avait été effectuée et que le propos était exprimé de façon mesurée :

« si le travail de l’historien, qui doit pouvoir s’exercer en pleine liberté, dans un souci de manifestation de la vérité historique, peut l’amener, à l’occasion, à formuler une appréciation critique emportant des imputations diffamatoires à l’encontre des acteurs, vivants ou morts, des événements qu’il étudie, il ne peut trouver sa justification qu’en apportant la preuve de sa fidélité à ses obligations scientifiques. (...)

Dès sa production ente les mains du juge d’instruction, un effet d’annonce a entouré le mémoire Barbie, qui n’a cependant été connu que des seuls spécialistes, ce qui a favorisé la circulation de la rumeur ; il n’était donc pas inutile d’en envisager une divulgation intégrale, à condition de l’accompagner d’une mise en perspective historique et d’un travail critique, de nature à permettre au lecteur de se forger une opinion sérieuse sur la valeur qu’il convenait d’accorder aux dernières déclarations de l’ancien officier nazi ».

Au regard de cette exigence, le tribunal releva que la publication du requérant se caractérisait par une place excessive faite au mémoire Barbie, une insuffisance manifeste de la documentation relative aux circonstances de la première arrestation de Raymond Aubrac le 15 mars 1943 et à sa mise en liberté, un manque de hiérarchisation des sources concernant l’évasion de l’hôpital de l’Antiquaille, un défaut de prudence dans l’expression à propos de Caluire et de l’évasion du 21 octobre, un manque de critique interne des sources et documents allemands et un délaissement des témoignages des acteurs des événements.

Il détailla et motiva chacune de ces affirmations et conclut :

« (...) la mission du juge lui impose de ne pas abdiquer au profit du savant, (ou de celui qui se prétend tel), et de dire le droit, contribuant, à sa manière, à la régulation des rapports sociaux.

Le juge ne saurait ainsi, au nom d’un quelconque impératif supérieur de la vérité historique, renoncer à protéger le droit à l’honneur et à la considération de ceux qui, précipités dans la tourmente de la guerre, en ont été les acteurs obligés, mais valeureux.

Statufiés par leurs contemporains en mythes illustres, ces hommes et ces femmes n’en sont pas devenus pour autant, de simples objets d’étude, dépouillés de leur personnalité, privés de sensibilité, expropriés de leur propre destin pour cause d’utilité scientifique.

Pour l’avoir oublié, pour avoir perdu de vue la responsabilité sociale de l’historien, et pour avoir manqué aux règles essentielles de la méthode historique, le prévenu [l’auteur de l’ouvrage] ne peut se voir accorder le bénéfice de la bonne foi. ».

Le tribunal déclara donc les deux premiers requérants, respectivement comme auteur et complice, coupables du délit de diffamation publique envers les époux Aubrac, pris en leur qualité de membres d’un mouvement reconnu de la résistance, délit prévu et puni par les articles 29 alinéa 1 et 31 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881.

Il condamna le premier requérant, en sa qualité d’auteur principal, à une peine de 100 000 F d’amende et le deuxième, en sa qualité de complice, à 60 000 F d’amende. Il les condamna également solidairement, entre eux et avec la troisième requérante, à payer aux époux Aubrac des dommages-intérêts (200 000 F pour chacun des époux). Le tribunal rejeta la demande de destruction de l’ouvrage, mais ordonna la publication d’un communiqué dans cinq périodiques et l’insertion dans chaque exemplaire de l’ouvrage d’un avertissement reprenant les termes de ce communiqué. Il déclara enfin la troisième requérante civilement responsable.

Les requérants firent appel de cette décision.

Dans son arrêt du 10 février 1999, la cour d’appel de Paris écarta les exceptions de nullité soulevées par les requérants et, sur le fond, étudia successivement le caractère légal, légitime et nécessaire des poursuites, le caractère diffamatoire des propos, la bonne foi et finalement l’application de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881.

Sur le caractère diffamatoire des propos, la cour d’appel fit sienne la motivation du tribunal et ajouta que plusieurs constats établissaient la conviction que c’était bien de la trahison des Aubrac que l’auteur et l’éditeur avaient voulu faire la matière de leur production, tels notamment la présentation éditoriale, l’articulation générale de l’ouvrage, le bandeau qui met face à face une « légende » et « l’histoire » et la conclusion de l’ouvrage qui est sur le même thème.

Concernant la diffamation par insinuation, la cour d’appel rejeta les critiques faites à la motivation du jugement et affirma :

« ayant ainsi construit l’équilibre de son ouvrage : mise en doute systématique en ce qui concerne les Aubrac, caractère de référence - certes à contrôler mais de référence quand même du document Barbie - [le premier] requérant va, dans les circonstances qui sont précisément détaillées au jugement, systématiquement dénier toute valeur aux dires des époux Aubrac.

Pour reprendre les deux épisodes dont fait état la défense ; en ce qui concerne l’évasion de l’Antiquaille il ne s’agit pas d’irrévérence mais clairement de l’imputation d’inexactitude, de contradiction (page 268), de ne pas correspondre dans ses propos à la vérité (page 80) : on ne saurait mieux insinuer de quelqu’un qu’il ment ».

La cour d’appel examina ensuite l’excuse de bonne foi des requérants pour la leur refuser.

Elle ne contesta pas l’intérêt que pouvait présenter le fait de traiter d’événements importants concernant la Résistance et jugea certaines expressions de l’ouvrage déplaisantes mais ne pouvant suffire pour établir l’existence d’une animosité personnelle. Par contre, elle conclut que le premier requérant n’avait pas fait preuve du sérieux nécessaire aux motifs que :

« toute allégation de faits précis requiert une démarche préalable de vérification. Si cette exigence est générale elle n’est que plus justifiée lorsqu’il s’agit d’une part d’une imputation particulièrement grave telle que celle de trahison ayant conduit à la mort le principal chef de la résistance et d’autre part quand son auteur pratiquant l’histoire doit être rompu à l’interrogation des sources ».

Elle détailla ensuite les éléments qui l’amenaient à considérer que cette exigence n’avait pas été respectée : l’absence de consultation du dossier de l’instruction conduite à la suite des arrestations du mois de mars 1943 qui permettait pourtant de connaître précisément la date de l’arrestation de Raymond Aubrac et de savoir qu’il était en état d’arrestation au moment où fut effectuée la perquisition à son domicile ; le manque d’intérêt accordé aux témoins directs de cette période vivants au moment de la rédaction de l’ouvrage et l’absence d’enquête sur certains documents. Relevant ensuite que le requérant avait fait preuve d’un défaut de prudence à plusieurs occasions (la publication du document Barbie sans l’entourer d’un réel appareil critique, en suggérant directement le mensonge de la partie civile ou en réduisant l’opération du Boulevard des hirondelles des résistants conduits par Lucie Aubrac à un faux-semblant), la cour d’appel n’accorda pas au premier requérant le bénéfice de la bonne foi.

Sur l’application de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881, rappelant l’article 28 de la loi du 5 janvier 1951 et deux arrêts de la Cour de cassation, la cour d’appel considéra que c’était entièrement sur leurs activités de résistance que les parties civiles avaient été diffamées « puisque l’ensemble de la démonstration [du premier requérant] tendait à faire naître dans l’esprit du lecteur qu’ils ont trahi ». Elle rejeta l’argument portant sur les qualités de la loi appliquée en l’espèce, affirmant que celle-ci datait d’une quarantaine d’années et avait fait l’objet d’une « jurisprudence de la cour suprême stable et dépourvue d’ambiguïté depuis une vingtaine d’années ».

La cour d’appel estima les peines prononcées justifiées dans leur gravité et proportionnalité et confirma le jugement en toutes ses dispositions.

Les requérants formèrent un pourvoi en cassation, invoquant notamment les articles 7 et 10 de la Convention du fait que la loi appliquée n’était ni claire ni précise et que la jurisprudence y relative en faisait une interprétation extensive et n’était ni accessible ni prévisible. Les deux derniers moyens de cassation concernaient le défaut de motivation de la condamnation à des peines civiles et pénales pour diffamation publique.

Par un arrêt du 27 juin 2000, la Cour de cassation rejeta ce pourvoi estimant, notamment, que les juges du fond avaient correctement justifié leur décision. Elle considéra que la cour d’appel avait fait une exacte application de la loi :

« qu’en effet il résulte des dispositions combinées des articles 28 de la loi du 5 janvier 1951, 30 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 que, d’une part, la protection contre les diffamations prévue par ces derniers textes est accordée à certains mouvements reconnus de la Résistance assimilés à l’armée régulière et que, d’autre part, cette protection s’étend aux chefs et aux membres de ces formations lorsqu’ils sont atteints à raison de cette qualité ou des actes de leurs fonctions. »

Elle réunit les deux derniers moyens de cassation et les rejeta au motif que :

« les énonciations de l’arrêt attaqué et l’examen des pièces de procédure mettent la Cour de cassation en mesure de s’assurer que la cour d’appel par des motifs exempts d’insuffisance ou de contradiction a d’une part exactement apprécié le sens et la portée des propos incriminés et ainsi caractérisé en tous ses éléments constitutifs tant matériels qu’intentionnel le délit dont elle a reconnu les prévenus coupables et d’autre part souverainement apprécié les circonstances particulières desquelles elle a déduit que la bonne foi tirée de l’objectif de critique historique invoqué par les prévenus ne saurait être retenue ».

B. Le droit interne pertinent

Loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, telle qu’en vigueur au moment des faits

Article 29

« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés.

Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure. »

Article 30

« La diffamation commise par l’un des moyens, énoncés en l’article 23 envers les cours, les tribunaux, les armées de terre, de mer ou de l’air, les corps constitués et les administrations publiques, sera punie d’un emprisonnement de huit jours à un an et d’une amende de 300 à 300 000 F, ou de l’une de ces peines seulement. »

Article 31

« Sera punie de la même peine, la diffamation commise par les mêmes moyens, à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l’une ou de l’autre Chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l’autorité publique, un ministre de l’un des cultes salariés par l’Etat, un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public temporaire ou permanent, un juré ou un témoin, à raison de sa déposition.

La diffamation contre les mêmes personnes concernant la vie privée relève de l’article 32 ci-après. »

Article 32

« La diffamation commise envers les particuliers par l’un des moyens énoncés en l’article 23 et en l’article 28 sera punie d’un emprisonnement de cinq jours à six mois et d’une amende de 150 à 80 000 F, ou de l’une de ces deux peines seulement (...). »

Article 28 de la loi no 51-19 du 5 janvier 1951

« Sont considérés à l’égard de l’article 30 de la loi du 29 juillet 1881, comme faisant partie des armées de terre ou de mer, les mouvements et réseaux reconnus de la Résistance. »

Extraits d’arrêts de la Cour de cassation

Arrêt du 12 janvier 1956

« Attendu que la citation introductive d’instance visait uniquement l’article 32 de la loi du 29 juillet 1881 qui réprime les diffamations commises envers les particuliers, que les diffamations retenues par les juges du fond constituaient, au contraire, les délits prévus et punis par les articles 30 et 31 de la même loi, les faits allégués étant imputés soit à une formation de résistance assimilée à l’armée régulière, soit à son chef, pris en cette qualité et à raison de ses fonctions. »

Arrêt du 13 novembre 1978

« Lorsque le fait diffamatoire est imputé au chef d’une formation de résistance assimilée à l’armée régulière, pris en cette qualité et à raison de ses fonctions (...), le seul délit pouvant être retenu était celui que prévoit l’article 31 (...) »

Arrêt du 4 octobre 1989 (Pierre de Bénouville)

« Il résulte de la combinaison des articles 30, 31 de la loi sur la liberté de la presse et 28 de la loi du 5 janvier 1951 que la protection contre les diffamations accordées à certains mouvements reconnus de Résistance par assimilation aux armées de terre et de mer s’étend aux membres de ces formations lorsqu’ils sont atteints à raison de cette qualité ou des actes de leurs fonctions. »

GRIEFS

1. Invoquant l’article 7 de la Convention, les requérants se plaignent d’une interprétation extensive du texte pénal par les juridictions internes et du caractère inaccessible et imprévisible de la norme juridique constituée tant par la loi applicable que par la jurisprudence de la Cour de cassation sur ce point.

2. Invoquant l’article 10 de la Convention, les requérants se plaignent du défaut de qualité, de prévisibilité et d’accessibilité présenté par les textes appliqués, donc du fait que la sanction n’était pas « prévue par la loi », et de l’absence de proportionnalité des sanctions prononcées.

EN DROIT

1. Les requérants se plaignent de l’interprétation extensive du texte pénal effectuée par les juridictions internes et du caractère inaccessible et imprévisible tant de la loi applicable que de la jurisprudence de la Cour de cassation sur ce point. Ils invoquent l’article 7 de la Convention dont les parties pertinentes se lisent comme suit :

« Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise (...) »

Le Gouvernement affirme que l’interprétation faite par la Cour de cassation des articles 30 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 et de l’article 28 de la loi du 5 janvier 1951 est ancienne et constante et estime qu’à l’époque des poursuites, les requérants ne pouvaient ignorer l’application par la Cour de cassation de l’article 31 de cette loi en matière de diffamation à l’encontre des membres de mouvements et réseaux de résistance. Il estime, en conséquence, que l’exigence de clarté de la loi est satisfaite en l’espèce.

Il est d’avis, ensuite, que ces deux lois, ainsi que la jurisprudence relative à l’application de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881 aux membres des réseaux de résistance, publiée dans de nombreuses revues juridiques, satisfont pleinement à la condition d’accessibilité.

Il rappelle, finalement, que les requérants, de par leurs fonctions, ne pouvaient ignorer les dispositions relatives à la diffamation prévues par la loi sur la presse qui régit en grande partie le droit des média. De plus, l’ouvrage mettant en cause des anciens membres de réseaux de la Résistance, les requérants pouvaient prendre connaissance de la jurisprudence complétant la loi sur la presse. Il ajoute que les requérants avaient chacun été assistés d’un avocat, qui ne pouvait ignorer, en principe, cette jurisprudence.

Le Gouvernement estime en conséquence que le droit appliqué en l’espèce présentait les conditions requises de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité. Il ajoute que la jurisprudence de la Cour de cassation n’étant pas nouvelle, le caractère « raisonnable » de l’interprétation du texte pénal faite en l’espèce ne peut être discuté par les requérants et que le principe de sécurité juridique est parfaitement respecté. Il estime, dès lors, que ce grief est manifestement mal fondé.

Les requérants insistent sur le fait que le droit français ne règle pas le point de savoir si la diffamation publique envers un résistant particulier doit relever de l’article 32 ou de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881. Or, selon l’article applicable, la peine encourue ainsi que les voies de recours offertes aux victimes sont différentes. Ils estiment constant qu’il n’existe aucune loi française assimilant un résistant à l’une des personnes visées à l’article 31 et considèrent que les juges internes, en l’appliquant en l’espèce, ont procédé de manière extensive et par analogie. Ils considèrent, en conséquence, que le principe de légalité des délits et des peines n’a pas été respecté.

Ils estiment ensuite que la jurisprudence qui effectuait une telle interprétation extensive n’était pas suffisamment accessible et prévisible : l’arrêt de la Cour de cassation du 12 janvier 1956 est indexé au bulletin officiel des arrêts de la Cour de cassation sous des mots-clés ne faisant référence, ni à la diffamation envers les résistants, ni à la loi du 5 janvier 1951, et le texte de l’arrêt lui-même ne fait aucune référence à cette loi ; la publication de l’arrêt de la Cour de cassation du 13 novembre 1978, à ce même bulletin, a pour référence « chef d’une formation de résistance », mais ne mentionne pas la loi du 5 janvier 1951 ; l’arrêt du 4 octobre 1989, n’est pas paru au bulletin officiel des arrêts de la Cour de cassation. Les requérants estiment, de plus, que la simple publication d’un extrait d’une décision judiciaire dans une revue éditée par une société commerciale ne permet pas de considérer comme remplie la condition de prévisibilité et d’accessibilité.

Ils ajoutent que trois décisions ne suffisent pas, quantitativement, à caractériser une jurisprudence prévisible.

La Cour rappelle que l’article 7 de la Convention consacre notamment le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, notamment par analogie. Il en résulte qu’une infraction doit être clairement définie par la loi. Cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (voir, par exemple, Kokkinakis c. Grèce, arrêt du 25 mai 1993, série A no 260-A, p. 22, § 52, et Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], arrêt du 8 juillet 1999, Recueil des arrêts et décisions 1999-IV, § 36). En effet, aussi clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, il y a inévitablement une part d’interprétation juridique ; il faudra toujours élucider des points obscurs et adapter le libellé en fonction de l’évolution des circonstances. On ne saurait donc interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible (S.W. c. Royaume-Uni, arrêt du 22 novembre 1995, série A no 335-B, § 36).

Ainsi, la notion de « droit », utilisée à l’article 7 de la Convention, correspond à celle de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention ; elle englobe le droit d’origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, entre autres celles d’accessibilité et de prévisibilité (Cantoni c. France, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1627, § 29, S.W. et C.R. c. Royaume-Uni, arrêts du 22 novembre 1995, série A no 335-B et C, pp. 41-42, § 35, et pp. 68-69, § 33, respectivement et Coëme et autres c. Belgique, nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, § 145, CEDH 2000VII).

La tâche qui incombe à la Cour est donc de s’assurer que, au moment où un accusé a commis l’acte qui a donné lieu aux poursuites et à la condamnation, il existait une disposition légale rendant l’acte punissable et que la peine imposée n’a pas excédé les limites fixées par cette disposition (Murphy c. Royaume-Uni, requête no 4681/70, décision de la Commission des 3 et 4 octobre 1972, Recueil de décisions 43, p. 1, et arrêt Coëme c. Belgique précité, § 145)

La Cour rappelle que la portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (Cantoni c. France, précité § 35). La prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, notamment, Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, arrêt du 13 juillet 1995, série A no 316-B, p 71, § 37 et Grigoriades c. Grèce, arrêt du 25 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997VII, p. 2587, § 37).

Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier. Aussi peut-on attendre d’eux qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Cantoni c. France précité, § 35).

Dans la mesure où les requérants, en l’espèce, reprochent aux juridictions pénales l’application prétendument incorrecte d’une disposition de la loi du 29 juillet 1881, la Cour rappelle qu’elle n’est pas compétente pour examiner une requête relative à des erreurs de fait ou de droit qui auraient été commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où ces erreurs lui semblent susceptibles d’avoir entraîné une atteinte aux droits et libertés garantis par la Convention. En principe, il incombe aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Si la Cour conserve une compétence de contrôle de la manière dont les autorités nationales ont appliqué le droit interne, ce contrôle est toutefois limité (voir, par exemple, Klasek c. République Tchèque (déc.)[BM1], no 48296/99, du 27 août 2002).

Dans le cas d’espèce, en ce qui concerne par ailleurs l’accessibilité et la prévisibilité de la loi, la Cour constate que les requérants sont journaliste, éditeur et maison d’édition et qu’ils étaient représentés par des avocats devant les juridictions internes.

Dans la présente affaire, le droit applicable consistait en deux lois, celle du 29 juillet 1881 et celle du 5 janvier 1951 et en trois arrêts de la Cour de cassation interprétant de manière constante ces textes et datant respectivement des 12 janvier 1956, 13 novembre 1978 et 4 octobre 1989, qui ne pouvaient être méconnus du monde de la presse et de l’édition.

Elle estime dès lors qu’au moins l’éditeur et la maison d’édition, professionnels de la publication d’ouvrages, devaient être au fait de la loi et de la jurisprudence constante applicables en la matière et pouvaient bénéficier des conseils d’avocats spécialisés en la matière. Compte tenu de la nature de l’ouvrage en cause, ils ne pouvaient ignorer le risque auquel ils s’exposaient, au vu de la remise en cause par l’auteur de faits historiques, jusque là non contestés. Ils étaient dès lors en position d’évaluer ces risques et d’attirer l’attention de l’auteur sur les risques de poursuites si le texte était publié en l’état.

Elle constate, ensuite, que les requérants ont eu la possibilité de présenter leurs objections concernant l’application de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881 à leur encontre devant trois instances successives et que celles-ci les ont prises en considération. Eu égard à leurs décisions amplement motivées sur ce point, la Cour estime que les juridictions nationales n’ont pas dépassé les limites d’une interprétation raisonnable des dispositions légales applicables. Elle en conclut que l’application de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881 n’a pas méconnu les principes consacrés à l’article 7 de la Convention.

Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

2. Les requérants se plaignent du défaut de qualité, de prévisibilité et d’accessibilité présenté par les textes appliqués et de l’absence de proportionnalité des sanctions prononcées. Ils invoquent l’article 10 de la Convention dont les parties pertinentes se lisent comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...).

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, (...). »

Le Gouvernement ne conteste pas le fait qu’il y a eu ingérence des autorités publiques dans l’exercice de la liberté d’expression des requérants.

Rappelant ses observations développées sous l’angle du grief précédent, le Gouvernement estime que la restriction litigieuse de la liberté d’expression des requérants était prévue par des dispositions législatives accessibles et prévisibles.

Le Gouvernement ajoute que les décisions des juridictions internes avaient pour objet de protéger les époux Aubrac contre la diffamation, l’atteinte à leur réputation étant considérable compte tenu de l’accusation de trahison proférée à leur encontre. Elles visaient, en conséquence, « à la protection de la réputation ou des droits d’autrui » et l’ingérence poursuivait un but légitime au regard du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

Il estime, ensuite, que les juridictions internes ont correctement pesé les divers intérêts en jeu, en se livrant à un examen minutieux de la construction de l’ouvrage et en analysant chacun des fondements de l’accusation proférée à l’encontre des époux Aubrac. Or, cet examen a fait apparaître que la plus grande partie du livre était consacrée à leur critique, avec en point culminant, l’accusation de participation à l’arrestation de Jean Moulin à Caluire. Ce qu’ont critiqué les juridictions internes, dans leurs motifs, est la place centrale accordée au mémoire de Klaus Barbie, source pourtant démontrée comme peu fiable, pour remettre en cause la thèse des époux Aubrac, sans qu’aucune précaution dans la présentation ne soit prise, sans que les documents officiels ne soient pris en compte et sans que les témoins directs, encore vivants au moment de la rédaction de l’ouvrage, ne soient interrogés. Le Gouvernement estime qu’en construisant ainsi son argumentation, le premier requérant n’a pas respecté l’un des principes éthiques fondamentaux du journalisme qui est de fournir « des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique ».

Le Gouvernement estime, finalement, que les sanctions infligées aux requérants ne peuvent pas être considérées comme particulièrement sévères et insiste sur le fait que les idées exprimées par l’auteur restent accessibles au public. Il estime, en conséquence, que ce grief est manifestement mal fondé.

Rappelant leurs observations concernant le grief précédent, les requérants estiment, tout d’abord, que l’application de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881 à leur encontre ne peut être conforme aux exigences de qualité, de prévisibilité et d’accessibilité de l’article 10 § 2 de la Convention.

Les requérants insistent sur le caractère historique de l’ouvrage litigieux et estiment qu’il faut tenir compte du droit du public à connaître sa propre histoire, droit impliquant une différence d’appréciation entre le journaliste et l’historien. Ils dénoncent l’attitude des juridictions internes, qui consacrent le rôle interventionniste du juge en matière historique et son droit de contrôler tout travail historique, interdisant en conséquence toute interrogation historique, refusant le droit de débattre de l’histoire officielle communément admise en France et les privant de toute liberté d’expression en matière historique. Ils estiment qu’elles ont définitivement considéré les époux Aubrac comme des acteurs valeureux de la résistance et qu’elles refusent à tout historien de s’interroger sur leur comportement afin de le replacer dans le contexte de la réunion de Caluire du 21 juin 1943. Les requérants estiment, pourtant, qu’aucun « besoin social impérieux » ne justifiait de soustraire cet événement à la liberté d’opinion de l’historien.

Ils expliquent, ensuite, que l’auteur de l’ouvrage s’appuyait sur des sources authentiques et recoupées et que le mémoire de Klaus Barbie n’était qu’une source parmi d’autres, qui firent toutes l’objet d’une lecture critique. Sa démarche consistait à mettre systématiquement en doute les accusations portées par Klaus Barbie. Ils affirment également que les témoignages de deux résistants, témoins directs des faits faisant l’objet de la recherche, avaient été exploités. Ils soulignent, finalement, la prudence du ton de l’ouvrage et estiment légitime qu’un historien, ayant un doute sur une affirmation, considère qu’il s’agisse d’une accusation « invérifiable », lorsque toute la documentation sur la question n’a pu être réunie.

Les requérants estiment que dans ces conditions, tant dans leur principe que dans la sévérité des condamnations prononcées, les décisions rendues par les juridictions internes portent atteinte aux droits protégés par l’article 10 de la Convention.

La Cour estime, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare recevable, tous moyens de fond réservés, le grief des requérants tiré de l’atteinte portée à leur liberté d’expression ;

Déclare le restant de la requête irrecevable pour le surplus.

T.L. Early A.B. Baka
Greffier adjoint Président


[BM1]1 Si l'affaire concerne la Grande Chambre, ajouter "[GC]" après "(déc.)".