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Rozhodnutí
TROISIÈME SECTION
DÉCISION PARTIELLE
SUR LA RECEVABILITÉ
Requête no 15394/02
présentée par Nazlı ILICAK
contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant le 6 avril 2004 en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,
I. Cabral Barreto,
L. Caflisch,
P. Kūris,
R. Türmen,
K. Traja,
Mme A. Gyulumyan, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 26 février 2002,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
La requérante, Mme Nazlı Ilıcak, est une ressortissante turque, née en 1944 et résidant à Istanbul. Elle est journaliste.
A. Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par la requérante, peuvent se résumer comme suit.
Le 18 avril 1999, la requérante fut élue députée à la Grande Assemblée nationale de Turquie (« l'Assemblée nationale ») en tant que membre du Fazilet Partisi (Parti de la vertu, ci-après « le Fazilet »).
Le 2 mai 1999, elle accompagna la députée Merve Kavakçı qui était venue prêter serment devant l'Assemblée nationale en portant un foulard islamique. Celle-ci en fut empêchée, puis contrainte de quitter l'hémicycle à la suite d'une vive protestation d'une partie des parlementaires.
Le 7 mai 1999, le procureur général près la Cour de cassation (« le procureur général ») saisit la Cour constitutionnelle d'une action en dissolution du Fazilet au motif que celui-ci était devenu un centre d'activités contraires au principe de laïcité et qu'il était la continuité du Refah, définitivement dissous par une décision de la Cour constitutionnelle. Il requit la déchéance de la requérante de son mandat parlementaire au même titre que tous les dirigeants et députés du Fazilet, ainsi que l'interdiction pour ceux-ci d'être membres fondateurs, adhérents, dirigeants ou commissaires aux comptes d'un autre parti politique pour une période de cinq ans.
A l'appui de sa demande, le procureur général invoquait notamment deux interventions télévisées de la requérante, les 2 et 3 mai 1999. Elle y avait déclaré que Merve Kavakçı avait été désignée par les membres et dirigeants du Fazilet pour porter la question du foulard islamique devant l'Assemblée nationale.
Le 4 juin 1999, le procureur général présenta à la Cour constitutionnelle des preuves supplémentaires à l'encontre de ce parti. Il invoqua notamment la déclaration suivante, faite par la requérante le 10 octobre 1998 lors de la campagne électorale :
« Lorsque le Fazilet accédera au pouvoir, cette oppression cessera. Cette oppression du foulard cessera, écoutez comment. Parce que le Fazilet permettra à celles qui portent le foulard islamique d'entrer à la Grande Assemblée nationale de Turquie. Parce qu'il y aura une ministre portant le foulard islamique dans ce pays (...) Là où il existe une oppression, les opprimées auront une volonté politique. »
Dans ses observations transmises au représentant du Fazilet, la requérante prôna la liberté du port du foulard et fit valoir que celui-ci était compatible avec le principe de laïcité. Elle dénonça les idées préconçues du procureur général et les termes utilisés par ce dernier dans l'acte d'accusation.
Par un arrêt du 22 juin 2001, la Cour constitutionnelle prononça la dissolution du Fazilet au motif que celui-ci était devenu un « centre d'activités contraires au principe de laïcité », sur le fondement des articles 68 et 69 de la Constitution et 101 et 103 de la loi no 2820 sur les partis politiques. Pour parvenir à cette conclusion, elle tint compte des actes et propos de certains dirigeants et membres du parti, parmi lesquels figurait la requérante.
A titre de sanction accessoire, la Cour constitutionnelle décida de déchoir la requérante de sa qualité de député, en application de l'article 84 de la Constitution. Elle lui interdit, ainsi qu'à quatre autres membres du parti, en vertu de l'article 69 § 9 de la Constitution, d'être membres fondateurs, adhérents, dirigeants ou commissaires aux comptes d'un autre parti politique pour une période de cinq ans.
B. Le droit interne pertinent
Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :
Article 69 § 9
« (...) Les membres et les dirigeants dont les déclarations et les activités entraînent la dissolution d'un parti politique ne peuvent être membres fondateurs, dirigeants ou commissaires aux comptes d'un autre parti politique pour une durée de cinq ans à compter de la date à laquelle l'arrêt motivé de dissolution est publié au Journal officiel (...) »
Article 84
« Perte de la qualité de membre
« Lorsque le Conseil de la Présidence de la Grande Assemblée nationale a validé la démission des députés, la perte de leur qualité de membre est décidée par la Grande Assemblée nationale siégeant en Assemblée plénière.
La perte de la qualité de membre par le député condamné ne peut avoir lieu qu'après notification à l'Assemblée plénière par le tribunal de l'arrêt définitif de condamnation.
Le député qui persiste à exercer une fonction ou une activité incompatible avec la qualité de membre, au sens de l'article 82, est déchu de sa qualité après un vote secret de l'Assemblée plénière à la lumière du rapport de la commission compétente mettant en évidence l'exercice par l'intéressé de la fonction ou activité en question.
Lorsque le Conseil de la Présidence de la Grande Assemblée nationale relève qu'un député, sans autorisation ni excuse valable, s'est abstenu pendant cinq jours au total sur un mois de participer aux travaux de l'Assemblée, ce député perd sa qualité de membre après un vote à la majorité de l'Assemblée plénière.
Le mandat du député dont les actes et les propos ont, selon l'arrêt de la Cour constitutionnelle, entraîné la dissolution du parti prend fin à la date de la publication de cet arrêt au Journal officiel. La présidence de la Grande Assemblée nationale met à exécution cette partie de l'arrêt et en informe l'Assemblée plénière. »
GRIEFS
La requérante se plaint d'avoir été déchue de son mandat parlementaire et frappée d'inéligibilité pour cinq ans suite à la dissolution du Fazilet par la Cour constitutionnelle
Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, la requérante se plaint de n'avoir pas bénéficié d'une procédure équitable devant la Cour constitutionnelle, dans la mesure où ses droits de défense étaient limités dans cette procédure et qu'elle n'a pas pu y participer personnellement. Elle soutient qu'elle a été sanctionnée par la Cour constitutionnelle sans qu'une condamnation au pénal ait été prononcée à son égard. Elle allègue également qu'elle n'a pas été informée en détail des accusations dirigées à son encontre et que l'acte d'accusation ne les mentionnait pas de manière précise. Elle affirme qu'elle n'a pas bénéficié d'un recours effectif pour faire valoir ses griefs dans la mesure où la Cour constitutionnelle a statué en premier et dernier ressort.
La requérante expose que la Cour constitutionnelle a illégalement annulé le deuxième paragraphe da l'article 103 de la loi sur les partis politiques qui posait des conditions strictes pour pouvoir considérer un parti politique comme un centre d'activités illégales et a ainsi arbitrairement qualifié le Fazilet de « centre d'activités inconstitutionnelles ».
La requérante se plaint que la déchéance de son mandat parlementaire ainsi que son inéligibilité pour cinq ans constituent une sanction pour des actes qu'elle n'a pas commis. Elle allègue à cet égard la violation de l'article 7 de la Convention.
La requérante allègue que la déchéance de son mandat parlementaire, à la suite de la dissolution du Fazilet par la Cour constitutionnelle, et son inéligibilité ont enfreint son droit à la liberté d'expression, garanti par l'article 10 de la Convention. Soulignant le rôle primordial de la liberté d'expression des élus dans une société démocratique, elle indique qu'elle s'était exprimée sur la question du foulard islamique sans toutefois formuler une opinion ni faire une protestation sur les principes constitutionnels de l'Etat turc, y compris celui de la laïcité. Elle soutient que les déclarations incriminées ne contenaient aucune incitation à la violence.
Invoquant l'article 11 de la Convention, la requérante se plaint de la méconnaissance de son droit à la liberté d'association. Se référant à la jurisprudence de la Cour en matière de dissolution de partis politiques en Turquie et faisant valoir le rôle prépondérant des élus dans un système pluraliste, démocratique et parlementaire, elle soutient que la dissolution de Fazilet et les sanctions prononcées à son encontre étaient disproportionnées au but poursuivi et non nécessaires dans une société démocratique.
La requérante se plaint d'avoir été injustement privée du bénéfice de ses émoluments parlementaires en violation de l'article 1 du Protocole no 1.
La requérante fait grief également de ce que la dissolution du Fazilet l'a privée de la possibilité d'entreprendre une action politique pendant cinq ans. Elle allègue à cet égard une violation de l'article 3 du Protocole no 1.
EN DROIT
1. La requérante se plaint d'avoir été déchue de son mandat parlementaire et frappée d'inéligibilité pour cinq ans à la suite de la dissolution du Fazilet par la Cour constitutionnelle. Elle allègue la violation des articles 10 et 11 de la Convention ainsi que des articles 1 et 3 du Protocole no 1.
En l'état actuel du dossier, la Cour ne s'estime pas en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ces griefs et juge nécessaire de communiquer cette partie de la requête au gouvernement défendeur conformément à l'article 54 § 2 b) de son règlement.
2. La requérante se plaint de n'avoir pas bénéficié d'un procès équitable dans la procédure devant la Cour constitutionnelle et affirme qu'elle n'a pas bénéficié d'un recours effectif pour faire valoir ses griefs dans la mesure où cette cour a statué en premier et dernier ressort. Elle invoque les articles 6 et 13 de la Convention.
La Cour examinera ce grief au regard de l'article 6 de la Convention.
Elle rappelle que l'applicabilité de l'article 6 § 1 à une procédure constitutionnelle dépend du fond et de l'ensemble des données de chaque cas d'espèce (Bock c. Allemagne, arrêt du 29 mars 1989, série A no 150, p. 18, § 37). Elle doit donc déterminer si les allégations formulées par la requérante au cours de la procédure constitutionnelle en question peuvent s'analyser en une contestation relative à un droit de caractère civil ou à une accusation en matière pénale.
En effet, la procédure devant la Cour constitutionnelle portait sur un litige relatif au droit du Fazilet de poursuivre, en tant que parti politique, ses activités politiques. Il s'agissait donc, par excellence, d'un droit de nature politique, qui, comme tel, ne relève pas de la garantie de l'article 6 § 1 de la Convention.
Il en est de même de l'interdiction faite par l'article 69 de la Constitution aux membres et aux dirigeants des partis politiques dissous d'être fondateurs et dirigeants ou comptables d'un nouveau parti. Il s'agit, ici aussi, d'une restriction des droits politiques des intéressés qui ne saurait relever de l'article 6 § 1 de la Convention, ni au titre d'une contestation portant sur un droit civil ni au titre d'une accusation en matière pénale (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98).
Partant, la Cour estime que la procédure litigieuse ne concernait ni une contestation sur les droits et obligations de caractère civil de la requérante ni une accusation en matière pénale dirigée contre elle, au sens de l'article 6 § 1. Elle conclut que cette partie de la requête doit être rejetée comme incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, conformément à l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
3. Dans la mesure où la requérante se plaint d'une violation de l'article 7 de la Convention, la Cour rappelle que cette disposition interdit une application rétroactive de la loi pénale. Or, en l'espèce, la dissolution du Fazilet et les effets de cette dissolution sur les droits politiques de la requérante ne correspondent pas à des sanctions pénales. La Cour considère donc que cette disposition n'est pas applicable en l'espèce. Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté comme incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, conformément à l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Ajourne l'examen des griefs de la requérante tirés des articles 10 et 11 de la Convention et des articles 1 et 3 du Protocole no 1 ;
Déclare la requête irrecevable pour le surplus.
Vincent Berger Georg Ress
Greffier Président