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PREMIÈRE SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 41040/98
présentée par Giorgio ACCIARDI et Emanuella CAMPAGNA
contre l'Italie
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant le 6 avril 2004 en une chambre composée de :
M. C.L. Rozakis, président,
Mmes F. Tulkens,
N. Vajić,
M. E. Levits,
Mme S. Botoucharova,
M. A. Kovler, juges,
Mme M. Del Tufo, juge ad hoc,
et de M. S. Nielsen, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 4 avril 1998,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants, Giorgio Acciardi et Emanuella Campagna, sont des ressortissants italiens nés en 1924 et résidant à Amendolara Marina. Ils sont représentés devant la Cour par Me Maurizio De Stefano, avocat au barreau de Rome. Le gouvernement défendeur était représenté par ses agents successifs, respectivement MM. U. Leanza et I.M. Braguglia et ses coagents successifs, respectivement MM. V. Esposito et F. Crisafulli.
A. Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Les requérants sont propriétaires d'un terrain sis à Amendolara Marina (Cosenza).
Par un décret du 11 mars 1977, le préfet de Cosenza autorisa l'institut national des routes (ANAS) à occuper 6 hectares et demi du terrain (65 000 m2) appartenant aux requérants, en vue de la construction d'une route. Le délai d'occupation, initialement autorisé pour deux ans, fut reporté au 10 mars 1981 par un décret du 6 juin 1977. Ce délai fut ultérieurement prorogé au 14 mars 1984 par un décret du 11 mai 1979, puis au 13 mars 1985, par un décret du 25 mai 1984, bien que les travaux de construction étaient achevés depuis le 9 août 1980.
Le 4 février 1985, le Préfet de Potenza ordonna la publication pour quinze jours du plan d'expropriation (« piano particellare di esproprio ») au tableau de la mairie de Amendolara. Le plan prévoyait une indemnité d'expropriation de 21 584 500 lire italiennes en faveur des requérants. Les requérants refusèrent cette proposition.
Par un acte notifié le 24 janvier 1985, les requérants introduisirent une action en dommages-intérêts à l'encontre de l'ANAS devant le tribunal civil de Catanzaro. Les requérants faisaient notamment valoir que l'occupation de leur terrain était devenue illégale depuis plus d'un an et que la route avait été construite sans qu'il fût procédé à l'expropriation formelle et au paiement d'une indemnité.
La première audience fut fixée au 15 mars 1985, date à laquelle l'ANAS se constitua dans la procédure.
Par une ordonnance du 27 novembre 1987, le tribunal ordonna une expertise. L'expert fut désigné en date du 30 mars 1988 et un délai de quatre mois lui fut imparti pour le dépôt de l'expertise.
L'expertise fut déposée le 3 août 1989. Selon l'expert, la valeur du terrain des requérants en 1985, indexée à 1989, était de 3 511 198 500 ITL.
Le 24 janvier 1994, le tribunal ordonna une nouvelle expertise.
Le 26 mars 1994, le tribunal impartit un délai de quatre mois pour la nouvelle expertise.
Le 5 juillet 1994, la nouvelle expertise fut déposée. Selon l'expert, l'occupation illégale du terrain avait commencé à compter du 13 mars 1985.
La procédure est toujours pendante en première instance.
B. Le droit et la pratique interne pertinent
i. L'occupation d'urgence d'un terrain
En droit italien, la procédure accélérée d'expropriation permet à l'administration d'occuper et de construire avant l'expropriation. Une fois déclarée d'utilité publique l'œuvre à réaliser et adopté le projet de construction, l'administration peut décréter l'occupation d'urgence des zones à exproprier pour une durée déterminée n'excédant pas cinq ans (article 20 de la loi no 865 de 1971). Ce décret devient caduc si l'occupation matérielle du terrain n'a pas lieu dans les trois mois suivant sa promulgation. Après la période d'occupation, un décret d'expropriation formelle doit être pris.
L'occupation autorisée d'un terrain donne droit à une indemnité d'occupation. Par l'arrêt no 470 de 1990, la Cour constitutionnelle a reconnu un droit d'accès immédiat à un tribunal pour réclamer l'indemnité d'occupation dès que le terrain est matériellement occupé, sans besoin d'attendre que l'administration procède à une offre d'indemnisation.
ii. Le principe de l'expropriation indirecte (occupazione acquisitiva ou accessione invertita)
Dans les années 70, plusieurs administrations locales procédèrent à des occupations d'urgence de terrains, qui ne furent pas suivies de décrets d'expropriation. Les juridictions italiennes se trouvèrent confrontées à des cas où le propriétaire d'un terrain avait perdu de facto la disponibilité de celui-ci en raison de l'occupation et de l'accomplissement de travaux de construction d'une oeuvre publique.
Sur la question de savoir si, simplement par l'effet des travaux effectués, l'intéressé avait perdu également la propriété du terrain, par un arrêt no 1464 du 16 février 1983, la Cour de cassation donna une réponse affirmative à cette question, en établissant ainsi le principe de « l'expropriation indirecte ».
Un aperçu de cette jurisprudence dans les années 80-90 figure dans Belvedere Alberghiera srl c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000-IV et Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, CEDH 2000-VI.
Le Décret Présidentiel no 327 du 8 juin 2001, modifié par le Décret législatif no 302 du 27 décembre 2002, entré en vigueur le 30 juin 2003 et dénommé « Répertoire des dispositions législatives et réglementaires en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique » (ci-après « le Répertoire »), régit la procédure d'expropriation à la lumière de la dernière jurisprudence de la Cour de cassation et, en particulier, codifie le principe de l'expropriation indirecte. Le Répertoire, qui n'a pas d'effet rétroactif et ne s'applique donc pas en l'espèce, s'est substitué, à partir de son entrée en vigueur, à l'ensemble de la législation précédente en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique.
Par l'arrêt no 5902 du 28 mars 2003, la Cour de cassation en chambres réunies s'est à nouveau prononcée sur le principe de l'expropriation indirecte, en affirmant qu'un tel principe joue un rôle important dans le cadre du système juridique italien et qu'il est compatible avec la Convention. Plus spécifiquement, la Cour de cassation a dit qu'au vu de l'uniformité de la jurisprudence en la matière, le principe de l'expropriation indirecte est désormais pleinement « prévisible » et donc doit être considéré comme respectueux du principe de légalité. Quant à l'indemnisation, la Cour de cassation a affirmé que l'indemnisation due en cas d'expropriation indirecte est suffisante pour garantir un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu.
iii. L'indemnisation en cas d'expropriation indirecte
Selon la jurisprudence de la Cour de cassation applicable en matière d'expropriation indirecte, une réparation intégrale, sous forme de dommages-intérêts pour la perte du terrain, était due à l'intéressé en contrepartie de la perte de propriété qu'entraîne l'occupation illégale.
La loi budgétaire de 1992 (article 5 bis du décret-loi no 333 du 11 juillet 1992) modifia cette jurisprudence, dans le sens que le montant dû en cas d'expropriation indirecte ne pouvait dépasser le montant de l'indemnité prévue pour le cas d'une expropriation formelle. Toutefois, par un arrêt no 369 de 1996, la Cour constitutionnelle déclara cette disposition inconstitutionnelle.
En vertu de la loi budgétaire no 662 de 1996, qui a modifié la disposition déclarée inconstitutionnelle, l'indemnisation intégrale ne peut pas être accordée pour une occupation de terrain ayant eu lieu avant le 30 septembre 1996. Dans ce cas, l'indemnisation atteint environ 55% de la valeur du terrain.
Par l'arrêt no 148 du 30 avril 1999, la Cour constitutionnelle a jugé une telle indemnité compatible avec la Constitution. Toutefois, dans le même arrêt, la Cour a précisé qu'une indemnité intégrale, à concurrence de la valeur vénale du terrain, peut être réclamée lorsque l'occupation et la privation du terrain n'ont pas eu lieu pour cause d'utilité publique.
GRIEFS
1. Invoquant l'article 1 du Protocole no 1, les requérants se plaignent d'avoir été de facto expropriés, par l'effet de l'occupation de leur terrain pendant environ vingt-trois ans et de la perte de disponibilité de celui-ci. Ils font valoir qu'ils n'ont eu aucun remède pour défendre leur droit au respect des biens et qu'aucune indemnité ne leur a été versée.
2. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, les requérants allèguent la violation de leur droit d'accès à un tribunal, au motif que, pendant la période d'occupation autorisée, ils n'avaient aucun recours leur permettant de réclamer une indemnité.
3. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent de la durée de la procédure.
EN DROIT
1. Invoquant l'article 1 du protocole no 1, les requérants se plaignent d'avoir été de facto expropriés par l'effet de l'occupation de leur terrain et de n'avoir perçu aucune indemnisation.
L'article 1 du Protocole no 1 dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »
i. Sur l'exception du Gouvernement
Le Gouvernement soutient que les requérants n'ont pas épuisé les voies de recours internes, étant donné qu'ils n'ont pas contesté devant le tribunal administratif la légitimité des actes administratifs, notamment du décret autorisant l'occupation d'urgence.
Les requérants s'opposent à la thèse du Gouvernement. Ils allèguent qu'un recours devant le tribunal administratif aurait débouché, dans le meilleur des cas, dans l'annulation des actes attaqués mais ils n'auraient pu obtenir la restitution du terrain qui était déjà irréversiblement transformé. Ils rappellent, en outre, que la Cour, dans l'arrêt Belvedere Alberghiera c. Italie, a déjà eu l'occasion de se prononcer sur l'inutilité d'un recours devant les juridictions administratives.
La Cour note que les requérants ne mettent pas en cause la légalité du décret du 11 mars 1977, autorisant l'occupation de leur terrain pour deux ans, puis prorogé jusqu'en 1985. Leur grief porte sur le maintien de l'occupation une fois expirée l'autorisation d'occuper le terrain (ce dernier ayant entre-temps été transformé en raison de la construction de l'ouvrage public) en l'absence d'indemnisation et à défaut d'un décret d'expropriation. Dans ce contexte, la Cour considère qu'un recours devant le tribunal administratif n'aurait pu aboutir qu'à l'annulation des actes administratifs attaqués et n'aurait pu remédier à la situation dénoncée (voir Belvedere Alberghiera srl c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000-IV).
Il s'ensuit que l'exception du Gouvernement ne saurait être retenue.
ii. Sur le fond
Le Gouvernement soutient que la situation dénoncée par les requérants est conforme à l'article 1 du Protocole no 1.
Selon lui, dans le cas d'espèce il ne s'agit pas d'une occupation « sine titulo » mais d'une procédure administrative légitime et reposant sur une déclaration d'utilité publique et des autorisations d'occupation jusqu'au 13 mars 1985. Le Gouvernement admet que la procédure d'expropriation n'a pas été mise en œuvre dans les termes prévus par la loi. A cet égard, le Gouvernement fait observer qu'à défaut d'un décret d'expropriation, et même en l'absence d'un arrêt des juridictions internes – qui n'aurait qu'une valeur déclarative - le transfert de propriété au bénéfice de l'administration a eu lieu à la suite de la construction de l'ouvrage public.
Le Gouvernement observe que le fait qu'un décret d'expropriation n'ait pas été prononcé est en soi un manquement aux règles qui président à la procédure administrative. Toutefois, il s'agirait d'un manquement purement formel et les requérants auraient la possibilité d'obtenir un dédommagement intégral correspondant à la valeur du terrain en conséquence de l'expropriation indirecte.
Les requérants s'opposent à la thèse du Gouvernement.
Ils font observer qu'ils sont privés de la disponibilité de leur terrain depuis 1977, situation devenue définitive avec l'achèvement des travaux. En deuxième lieu, ils observent qu'ils n'ont perçu aucune indemnité à ce jour. A cet égard, les requérants font valoir que l'action en dommages-intérêts qu'ils ont introduite est toujours pendante.
Les requérants soulignent l'illégalité de cette situation, en l'absence d'un décret d'expropriation, au regard également du principe de légalité de l'action administrative prévu à l'article 97 de la Constitution.
La Cour a examiné les arguments des parties. Elle estime que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention.
2. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, les requérants allèguent la violation de leur droit d'accès à un tribunal, au motif qu'en l'absence d'une expropriation formelle, ils n'avaient aucun recours leur permettant de se défendre et de réclamer une indemnité d'expropriation.
L'article 6 § 1 de la Convention se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Le Gouvernement soutient également au regard de ce grief que les requérants avaient la possibilité d'attaquer tous les actes de la procédure d'expropriation, y compris les décrets d'occupation d'urgence, devant le tribunal administratif, ce qui n'a pas été fait.
D'autre part, le Gouvernement observe que les requérants pouvaient, ne serait-ce qu'à partir d'un moment donné, saisir le tribunal civil compétent, ce qu'ils ont fait. Cette deuxième action était susceptible de donner le résultat espéré.
Les requérants s'opposent aux arguments du Gouvernement. Ils soutiennent qu'ils n'avaient aucun recours leur permettant de réclamer une indemnité pendant la période d'occupation autorisée.
La Cour a examiné les arguments des parties. Elle estime que le problème de l'épuisement des voies de recours internes se confond avec le fond de l'affaire puisque le grief tiré de l'article 6 de la Convention concerne précisément l'entrave à l'accès à un tribunal. Elle estime ensuite que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.
3. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent de la durée de la procédure introduite devant le tribunal de Catanzaro.
L'article 6 de la Convention dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Le Gouvernement soulève une exception de non épuisement des voies de recours internes au motif que les requérants n'ont pas saisi la cour d'appel compétente au sens de la loi « Pinto ».
Les requérants s'opposent à la thèse du Gouvernement. Ils soutiennent que les griefs tirés de la durée de la procédure, du droit au respect de biens et de l'accès à un tribunal doivent être traités conjointement. En effet, la cour d'appel compétente au sens de la loi Pinto ne pourrait se prononcer que sur la durée excessive de la procédure.
La Cour estime, d'abord, que les griefs tirés de l'article 1 du Protocole no 1 et de la durée de la procédure doivent être traités séparément (Erkner et Hofauer c. Autriche, arrêt du 23 avril 1987, série A no 117, §§ 72 et suivants).
La Cour note ensuite que selon la loi no 89 du 24 mars 2001 (dite « loi Pinto ») les personnes ayant subi un dommage matériel ou moral peuvent saisir la cour d'appel compétente afin de faire constater la violation de la Convention européenne des Droits de l'Homme quant au respect du délai raisonnable de l'article 6 § 1, et demander l'octroi d'une somme à titre de satisfaction équitable.
La Cour rappelle avoir déjà constaté dans maintes décisions sur la recevabilité (voir, parmi d'autres, requêtes no 36813/97 Scordino c. Italie du 27 mars 2003; no 69789/01, Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001-IX, et Giacometti c. Italie (déc.), no 34969/97, CEDH 2001-XII) que le remède introduit par la loi Pinto est un recours que les requérants doivent tenter devant la cour d'appel, avant que la Cour ne se prononce sur la recevabilité de la requête et ce, quelle que soit la date d'introduction de la requête devant la Cour.
On ne saurait déceler, par ailleurs, aucune circonstance exceptionnelle de nature à le dispenser les requérants de l'obligation d'épuiser les voies de recours internes.
Par conséquent la Cour considère que cette partie de la requête doit être rejetée pour non épuisement des voies de recours internes, en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare recevables, tous moyens de fond réservés, les griefs des requérants tirés d'une atteinte à leur droit au respect des biens et d'une atteinte à leur droit d'accès à un tribunal ;
Déclare la requête irrecevable pour le surplus.
Soren Nielsen Christos Rozakis
Greffier Président