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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
21.7.2009
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GİÇ c. TURQUIE

(Requête no 8126/02)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juillet 2009

DÉFINITIF

21/10/2009

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Giç c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 juin 2009,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 8126/02) dirigée contre la République de Turquie par un de ses ressortissants, M. Nurettin Giç (« le requérant »), qui a saisi la Cour le 4 juin 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le requérant est représenté par Mes M. İriz et İ. Güler, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent aux fins de la procédure devant la Cour. Le 31 mai 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.

EN FAIT

2. Le requérant, né en 1960, réside à Istanbul.

3. Le 30 décembre 1992, dans le cadre d’une opération menée contre l’organisation illégale PKK[1], les policiers de la section antiterroriste de la direction de la sûreté d’Istanbul perquisitionnèrent au domicile du requérant et saisirent deux grenades ainsi que des projectiles de Kalachnikov. Le requérant fut placé en garde à vue jusqu’au 12 janvier 1993, date à laquelle il comparut d’abord devant le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État et ensuite devant le juge de cette juridiction. Ce dernier ordonna sa mise en détention provisoire.

4. Le 25 janvier 1993, le procureur mit le requérant ainsi que dix-sept autres personnes en accusation pour appartenance au PKK, en vertu des articles 168 et 169 du code pénal et de l’article 5 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme.

5. Le 18 février 1993, la cour de sûreté de l’État tint la première audience.

6. Le 18 juin 1999, le législateur turc modifia l’article 143 de la Constitution et, en conséquence, le juge militaire qui siégeait fut remplacé par un magistrat civil.

7. Le 20 octobre 1999, la cour de sûreté de l’État déclara le requérant coupable d’infraction à l’article 125 du code pénal et le condamna à la réclusion à perpétuité.

8. Le 28 novembre 2000, après avoir tenu une audience, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué. L’arrêt fut prononcé le 6 décembre 2000.

9. Pendant la procédure pénale, entre le 18 février 1993 et le 28 novembre 2000, la cour de sûreté de l’État tint des audiences à des intervalles réguliers d’un à deux mois. Il ressort des procès-verbaux que le 19 mars 1993, la cour de sûreté demanda à la cour d’assises de Bitlis l’audition d’A.I, un coaccusé en détention, par commission rogatoire. N’ayant pas obtenu de réponse, elle réitéra sa demande les 9 juin, 21 juillet, 8 septembre, 1er novembre et 24 décembre 1993. Le 26 avril 1993, la cour de sûreté de l’État convoqua pour audition les policiers qui avaient établi un certain nombre de pièces à conviction. Lors des audiences des 6 juin, 21 juillet, 1er novembre et 24 décembre 1993, des 25 février, 18 avril, 13 juin, 22 juillet, 26 août, 19 octobre et 25 novembre 1994, et des 23 janvier, 13 mars, 24 avril, 12 juin, 24 juillet et 6 septembre 1995, elle a renouvelé des convocations adressées aux services compétents du parquet aux fins d’audition de ces fonctionnaires. Entre le 14 février 1996 et le 14 novembre 1997, la cour de sûreté d’État, en réitérant ses demandes à chaque audience, attendit la réponse de la direction de la sûreté concernant la situation juridique d’un autre prévenu. Entre le 29 novembre 1996 et le 23 mai 1997, la cour de sûreté de l’État demanda à maintes reprises au barreau d’Istanbul la désignation d’un avocat d’office pour la défense du requérant. L’intéressé fut absent volontairement à six audiences.

EN DROIT

10. Le requérant allègue une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Il se plaint d’avoir été jugé par un tribunal qui n’était pas indépendant et impartial en raison de la participation d’un magistrat militaire en son sein. Il prétend n’avoir bénéficié d’un procès équitable pendant l’enquête préliminaire, pendant le jugement devant la première instance ou devant la Cour de cassation. Il se plaint enfin d’une durée excessive de la procédure engagée à son encontre.

11. Le Gouvernement estime que la requête a été déposée au mépris de la règle de six mois (l’article 35 § 1 de la Convention) et qu’elle est de surcroît manifestement mal fondée.

12. En ce qui concerne l’exception d’irrecevabilité du Gouvernement, la Cour renvoie à sa jurisprudence bien établie en la matière (voir, entre autres, Okul c. Turquie (déc.), no 45358/99, 4 septembre 2003). En l’espèce, elle ne relève aucune circonstance pouvant la conduire à s’écarter de sa jurisprudence et elle n’aperçoit aucun autre motif d’irrecevabilité énoncé à l’article 35 de la Convention. Elle déclare donc les griefs recevables.

13. En ce qui concerne le grief relatif à la longueur de la procédure pénale, la période à considérer a débuté le 30 décembre 1992 avec l’arrestation du requérant et s’est terminée le 28 novembre 2000 par l’arrêt de la Cour de cassation. Elle a donc duré environ sept ans et onze mois, pour deux instances.

14. La Cour rappelle d’abord que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II). Elle rappelle ensuite que seules les lenteurs imputables à l’Etat peuvent amener à constater un dépassement du « délai raisonnable » (Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 40, CEDH 1999-II).

15. En l’espèce, elle relève que la procédure litigieuse revêtait sans conteste une certaine complexité, dans la mesure où les juridictions nationales ont dû gérer un procès impliquant plusieurs accusés, dont le requérant, poursuivis pour des infractions graves.

16. La Cour tient compte des absences du requérant à six audiences mais ne les considère pas comme déterminantes pour expliquer l’allongement de la durée de la procédure.

17. S’agissant du comportement des autorités, s’il est vrai qu’aucune période d’inactivité dans le déroulement des audiences n’est à relever tout au long du procès, la Cour observe un dysfonctionnement entre les services judiciaires entre autres, résultant de retards considérables. Elle note à cet égard que, pendant plus de deux ans et demi, la cour de sûreté de l’État a renouvelé des convocations adressées au parquet pour l’audition des policiers et qu’elle a attendu presque un an et neuf mois pour obtenir la réponse de la direction de la sûreté à une demande d’information. Il en va de même pour l’absence de réponse pendant près de six mois du barreau d’Istanbul pour désigner un avocat d’office (paragraphe 9 ci-dessus).

18. La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention consacre le principe d’une bonne administration de la justice (Boddaert c. Belgique, 12 octobre 1992, § 39, série A no 235D). Toutefois, ce principe perd toute sa substance si les demandes répétées d’un tribunal, en particulier celles adressées aux autres services judiciaires ou administratifs, restent lettre morte pendant plusieurs années. La Cour note que tous ces retards dans les réponses rejaillissent sur le système judiciaire en prolongeant les délais d’examen des dossiers. Il appartient donc à l’État, d’organiser et de garantir que les tribunaux soient soutenus par les autres services qui jouent un rôle dans le bon déroulement d’un procès et qui doivent ainsi apporter leur assistance active et permanente aux tribunaux.

19. En l’espèce, après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime que la durée du procès est excessive et qu’elle n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable ».

20. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention sur ce point.

21. En ce qui concerne le grief relatif au manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’État en raison de la présence d’un juge militaire dans le collège, la Cour rappelle avoir traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Aslan et Şancı c. Turquie, no 58055/00, § 24, 5 décembre 2006 ; Ceylan c. Turquie (déc.), no 68953/01, CEDH 2005-X, et Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 18, 23 octobre 2003).

22. Après avoir examiné la présente affaire, la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente. Elle conclut donc à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

23. Eu égard au constat de violation du droit du requérant à voir sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner le restant des griefs relatifs à l’iniquité de la procédure (voir, entre autres, Çıraklar c. Turquie, 28 octobre 1998, §§ 44,45, Recueil des arrêts et décisions 1998VII).

24. Reste l’application de l’article 41 au titre duquel le requérant s’en remet à la sagesse de la Cour pour l’octroi d’une indemnité des préjudices moraux qu’il aurait subis. Il ne formule aucune demande pour les frais et dépens.

25. Lorsque la Cour conclut que la condamnation d’un requérant a été prononcée par un tribunal qui n’était pas indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1, elle estime qu’en principe le redressement le plus approprié serait de faire rejuger le requérant, à sa demande et en temps utile, par un tribunal indépendant et impartial (Gençel, précité, §§ 12, 27). En revanche, la Cour, statuant en équité, accorde 4 200 euros au requérant pour dommage moral.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention à raison du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’État et de la durée de la procédure pénale ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les autres griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 4 200 EUR (quatre mille deux cents euros), à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juillet 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente


[1] Le parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale.