Přehled
Rozsudek
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE İZGİ c. TURQUIE
(Requête no 44861/04)
ARRÊT
STRASBOURG
15 novembre 2011
DÉFINITIF
15/02/2012
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire İzgi c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
David Thór Björgvinsson,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 octobre 2011,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44861/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Abdullah İzgi (« le requérant »), a saisi la Cour le 18 octobre 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Mes M. Çinkılıç et Kemal Derin, avocats à Adana. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant allègue en particulier la violation des articles 3 et 11 de la Convention.
4. Le 6 juillet 2010, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1960 et réside à Adana.
6. Selon le requérant, membre de la section locale d’Adana du DEHAP (Parti démocratique du peuple), le 14 septembre 2003 vers 12 h 30, il participa à une déclaration de presse au parc Inönü organisée par le DEHAP. Selon les dires du requérant, les policiers de la direction de la sûreté et de la lutte contre le terrorisme seraient intervenus pour disperser les participants en les frappant à coup de matraques et d’objets similaires, sans sommation et alors même que les participants n’avaient pas résisté. Selon ses dires, il aurait eu une côte cassée en raison des coups portés à son encontre par la police.
7. Selon le Gouvernement, cinq cents personnes environ avaient participé à la manifestation. Alors que les participants se réunissaient, ils scandaient des slogans faisant l’apologie d’Abdullah Öcalan. Les participants avaient continué à scander des slogans durant la déclaration de presse et il était devenu nécessaire de les mettre en garde de ne pas continuer à crier ainsi. Se référant à l’enregistrement de la manifestation, le Gouvernement explique que la déclaration de presse s’était terminée sans intervention des forces de l’ordre. A la fin de la déclaration de presse, le groupe de manifestants avait continué à exalter l’organisation terroriste et son chef. Selon le Gouvernement certains manifestants avaient jeté des pierres sur les forces de l’ordre. C’est pourquoi la police est intervenue pour rétablir l’ordre.
8. Il ressort du procès-verbal de retranscription de l’enregistrement vidéo du même jour établi par la police que, lors de la lecture de cette déclaration de presse, la foule avait scandé, entre autres, les slogans suivants : « Nous briserons sur votre tête le monde sans Öcalan » (Öcalan’sız dünyayı başınıza yıkarız) ; « Qu’İmralı soit fermé, liberté pour Öcalan » (İmralı kapansın Öcalan’a özgürlük) ; « Vive le président Apo [Öcalan] » (Biji Serok Apo) ; « Dent pour dent, sang pour sang, nous sommes avec toi Öcalan » (Dişe diş kana kan seninleyiz Öcalan) ; « La jeunesse est le fedaï[1] d’Apo » (Gençlik Apo’nun fedaisidir) ; « La jeunesse est la garantie de la paix » (Gençlik barışın teminatıdır) ; « Nous ne voulons pas tuer ni être tués » (Ölmek öldürmek istemiyoruz) ; « Non à la guerre » (Savaşa hayır) ; « Nous ne voulons pas d’une vie unie » (Birleşik bir yaşam istemiyoruz) ; « Nous ne voulons pas vivre sans identité » (Kimliksiz yaşamak istemiyoruz).
9. Le rapport médical du 14 septembre 2003 établi à 13 h 20 par l’hôpital d’Adana indique que le requérant avait sur le temporal droit une ecchymose superficielle et des zones d’œdèmes ainsi que des hyperémies sur les côtes 8 à 10.
A. La plainte pénale déposée par le requérant
10. Le 15 septembre 2003, le requérant déposa une plainte pénale contre les policiers de la direction antiterroriste et les forces d’intervention rapide pour mauvais traitements, coups et blessures, et injures. Dans sa plainte, il disait qu’à la suite de l’intervention des forces de l’ordre pour disperser les participants à la déclaration de presse, les policiers après l’avoir immobilisé, l’avaient frappé à coups de poing et de matraque. Il précisait qu’il avait des ecchymoses sur différentes parties du corps, en particulier, sur les côtes et le côté droit de la tête.
11. Le rapport médical du 16 septembre 2003, adressé au procureur de la République d’Adana, par l’institut médicolégal d’Adana, indique que le requérant avait sur la poitrine droite des douleurs aigües et une sensibilité. Le médecin demanda que le requérant soit examiné par un spécialiste.
12. Le rapport médical du 17 septembre 2003 établi par l’institut médicolégal d’Adana indique que le requérant avait des égratignures, ecchymoses et œdèmes sur la région du temporal droit, une zone d’hyperémies sur l’axial droit et sur les côtes 8 à 10, des douleurs aigües sur le côté droit de la poitrine. Le rapport médical précisait que l’examen complémentaire demandé était normal. Le médecin prescrivit au requérant une incapacité de travail de cinq jours.
13. L’examen médical du nez du requérant effectué le 19 septembre 2003 mit en évidence une déviation et une hypertrophie nasale.
14. Par une décision du 17 décembre 2003, la préfecture refusa d’autoriser l’ouverture de poursuites pénales contre les policiers en question.
15. Le 26 décembre 2003, tant le procureur de la République que le requérant contestèrent cette décision devant le tribunal administratif régional d’Adana.
16. Le 18 février 2004, sur le fondement de l’article 6 § 2 de la loi no 4483 concernant la procédure relative aux poursuites contre des fonctionnaires, le tribunal administratif régional d’Adana rejeta l’opposition sans en examiner le bien-fondé, au motif qu’il n’y avait pas de voie de recours contre une décision préfectorale de refus d’autoriser des poursuites contre des fonctionnaires prétendument coupables de mauvais traitements.
17. Le 22 mars 2004, en se référant à la décision du préfet du 17 décembre 2003 et au jugement du tribunal administratif régional d’Adana, le procureur de la République d’Adana rendit une décision de non-lieu à poursuite.
18. Le 13 avril 2004, le requérant contesta cette décision.
19. Le 7 mai 2004, constatant que la motivation du parquet était suffisante et détaillée et conforme au contenu du dossier, la cour d’assises de Tarsus confirma l’ordonnance de non-lieu attaquée. Cette décision fut notifiée au requérant le 25 mai 2004.
B. L’action pénale engagée contre le requérant devant le tribunal correctionnel d’Adana
20. Par un acte d’accusation du 15 décembre 2003, le procureur de la République intenta contre dix personnes, dont le requérant, une action pénale pour participation à une manifestation en méconnaissance de la loi no 2911. Il précisa que la manifestation s’était déroulée sans autorisation. Par ailleurs, lors de la manifestation, des slogans faisant l’apologie d’Abdullah Öcalan avaient été scandés, et des pancartes avaient été arborées par les manifestants. Les manifestants avaient attaqué les policiers par des jets de pierres et des bâtons, l’un des policiers des forces d’intervention rapide avait été blessé à la jambe.
21. Par un jugement du 23 novembre 2005, tenant compte du mémoire en défense du requérant, du procès-verbal de retranscription de l’enregistrement vidéo ainsi que de l’ensemble des procès-verbaux et du contenu du dossier, le tribunal correctionnel d’Adana acquitta le requérant, ainsi que les autres personnes poursuivies, au motif que ses agissements n’étaient constitutifs d’aucune infraction. Dans ses attendus, le tribunal conclut qu’à la fin de la manifestation, après la sommation de la police, le président de la section locale du DEHAP avait demandé par mégaphone aux participants de se disperser calmement. Cela étant, d’autres individus – dont les noms ne sont pas contenus dans le dossier et qui n’avaient pas pu être identifiés – avaient scandé des slogans ; ils ne s’étaient pas dispersés et ils avaient jeté des pierres sur les forces de l’ordre, causant la blessure d’un policier. Bien que les dirigeants du DEHAP aient demandé aux manifestants de se disperser, ces derniers ne s’étaient pas dispersés immédiatement, mais pour autant les dirigeants du DEHAP n’avaient pas commis de faute et n’avaient pas l’intention de commettre une infraction, conformément à la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation en la matière, dans la mesure où il fallait laisser un temps raisonnable aux manifestants pour se disperser.
22. D’après les éléments du dossier, ce jugement n’a pas fait l’objet d’un pourvoi devant la Cour de cassation.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
23. Les dispositions pertinentes de la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques figurent dans l’arrêt Kop c. Turquie (no 12728/05, § 15, 20 octobre 2009).
24. La loi no 4483 sur la procédure relative à la poursuite des fonctionnaires, entrée en vigueur le 2 décembre 1999, dispose dans son article 9 que les décisions rendues par les organes administratifs compétents sur les demandes d’ouverture d’enquêtes pénales formulées par les parquets et mettant en cause un fonctionnaire sont susceptibles d’opposition dans un délai de dix jours. Les juridictions administratives sont seules compétentes pour connaître de telles oppositions et leurs décisions sont définitives.
25. Une fois le refus de l’organe d’enquête confirmé par les juges administratifs, les parquets sont liés et ne peuvent que classer l’affaire sans suite. Il s’agit là d’un acte purement formel, qui se limite à entériner la décision définitive de l’organe d’enquête. Dans la pratique, il arrive que les parquets rendent des « ordonnances de non-lieu » à la suite d’un refus d’autoriser la poursuite d’un fonctionnaire. Pareilles ordonnances sont superfétatoires et la voie pénale de l’opposition, théoriquement ouverte contre celles-ci, ne saurait conduire à l’ouverture de poursuites en dépit du refus de l’organe administratif. La position des chambres répressives de la Cour de cassation le confirme (voir, par exemple, les arrêts no 2006/14865 du 4 octobre 2006, et no 2006/10703 du 10 mai 2006) :
« L’ouverture de poursuites pénales contre des fonctionnaires pour des délits tombant sous le coup de la loi no 4483 (...) est subordonnée à une « autorisation ». En vertu de l’article 4 de la loi no 4483, les procureurs de la République saisis d’une plainte ou d’une dénonciation relative à de tels délits (...) doivent demander l’autorisation d’ouvrir une instruction, sans procéder à rien d’autre qu’à l’administration des preuves susceptibles de disparaître (...). Si l’autorisation requise est refusée, le parquet peut prendre une décision de « classement sans suite » de la plainte ou de la dénonciation (...), mais il lui est impossible de rendre une « ordonnance de non-lieu à poursuivre », au sens de l’article 172 du code de procédure pénale (...), vu qu’aucune instruction pénale n’est censée avoir été ouverte auparavant. En cas d’opposition formée contre une telle ordonnance, l’instance répressive appelée à en connaître contrevient à la loi si elle statue sur le bien-fondé du recours au lieu de conclure à un « classement sans suite » (...) »
26. Jusqu’à la promulgation de la loi d’amendement no 4778, le 2 janvier 2003, la procédure susmentionnée s’appliquait à toute forme de délit commis dans l’exercice d’une fonction publique, à l’exception des cas de flagrant délit passibles de peines de prison ferme. Depuis cette date, la poursuite des mauvais traitements (article 243 de l’ancien code pénal et articles 94 et 95 du nouveau code pénal du 26 septembre 2004) et des recours excessifs à la force (article 245 de l’ancien code pénal et article 256 du nouveau code pénal) par des agents de l’Etat est exclue du champ d’application de la loi no 4483 (Çamçı et autres c. Turquie, no 25172/02, §§ 21‑22, 24 février 2009).
27. Depuis la promulgation de la loi d’amendement no 4778, le 2 janvier 2003, l’instruction de tels actes relève du droit commun, donc de la compétence des procureurs de la République.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
28. Le requérant se plaint des mauvais traitements qu’il a subis en raison de l’intervention des forces de l’ordre pour disperser les participants à la déclaration de presse organisée le 14 septembre 2003. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
29. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
30. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
31. Le Gouvernement explique que le requérant fait valoir que la police lui aurait cassé une côte. Toutefois, le requérant n’étaye pas son allégation, et le rapport médical du 19 septembre 2003 établi par le centre médical de Sistem Tıp Merkezi ne confirme pas cette allégation du requérant.
32. En se fondant sur l’enregistrement vidéo de la manifestation qu’il présente à la Cour, le Gouvernement déclare que les forces de l’ordre ne sont pas intervenues durant la déclaration de la presse. Ils ont attendu la fin de la déclaration de presse puis ils ont sommé le groupe de manifestants de se disperser pour éviter la survenance de tout incident. Le Gouvernement soutient, à la lumière de l’affaire Çiloğlu et autres c. Turquie (no 73333/01, § 28, 6 mars 2007), que les faits de l’espèce ne sont pas couverts par l’article 3 de la Convention.
33. Le requérant réitère ses allégations.
2. Appréciation de la Cour
34. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (voir, parmi d’autres, R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, § 61, 19 mai 2004, Gülizar Tuncer c. Turquie, no 23708/05, § 29, 21 septembre 2010, Umar Karatepe c. Turquie, no 20502/05, § 57, 12 octobre 2010, et Timtik c. Turquie, no 12503/06, § 47, 9 novembre 2010).
35. La Cour constate qu’à la suite de la manifestation litigieuse, le requérant après avoir été arrêté par la police, a été examiné par différents médecins. Il ressort des différents rapports médicaux (paragraphes 9, 11, 12 et 13 ci-dessus) que le requérant avait des ecchymoses, des hyperémies, des douleurs ainsi qu’une hypertrophie nasale. Par ailleurs, selon le rapport médical du 17 septembre 2003, établi par l’institut médicolégal, le requérant s’est vu reconnaître une incapacité de travail de cinq jours. En tenant compte des constats indiqués dans ces différents rapports médicaux, établis juste après l’incident litigieux, la Cour considère que les traitements dont le requérant a été victime tombent sous le coup de l’article 3 de la Convention.
36. Dès lors, il appartient à la Cour de rechercher si la force utilisée était, en l’espèce, proportionnée. A cet égard, la Cour attache une importance particulière aux lésions ou séquelles qui ont été occasionnées et aux circonstances dans lesquelles elles l’ont été (R.L. et M.-J.D., précité, § 68, et Gülizar Tuncer, précité, § 31).
37. La Cour constate que ni la préfecture (paragraphe 14 ci-dessus) ni le procureur de la République (paragraphe 17 ci-dessus) n’expliquent si le requérant aurait jeté des pierres sur les policiers ou s’en serait pris à eux physiquement. En effet, il ressort du jugement du tribunal correctionnel d’Adana du 23 novembre 2005 qu’un policier a été blessé à la fin de la manifestation, à cause de pierres jetées par d’autres individus qui ne s’étaient pas dispersés. Or, ces individus, auteurs de ces jets de pierres, n’ont pas été identifiés, d’ailleurs leurs noms ne figurent pas dans le dossier de l’enquête pénale (paragraphe 21 ci-dessus). De plus, il n’est pas non plus établi que le requérant s’en soit pris physiquement ou violemment aux policiers. En tout état de cause, rien n’indique dans les faits de l’espèce que le requérant ait fait preuve d’une agressivité telle qu’il n’eût pu être maîtrisé que par le recours à la force (Kop, précité, § 33). A cet égard, à supposer même que le comportement du requérant ait pu justifier un recours à la force, la Cour réitère que la dispersion d’un rassemblement ne saurait suffire en soi à expliquer la gravité de coups portés au corps, au visage ou à la tête d’un participant au rassemblement en question (Güler c. Turquie, no 49391/99, § 46, 10 janvier 2006, et Zülcihan Şahin et autres c. Turquie, no 53147/99, § 54, 3 février 2005).
38. Partant, la Cour estime que le procureur de la République n’a pas établi que la force utilisée par la police pour immobiliser le requérant était proportionnée à la prétendue force employée par celui-ci. Elle constate que les autorités nationales n’ont pas indiqué les circonstances exactes dans lesquelles le requérant a reçu des coups et qu’elles n’ont donné aucun élément factuel précis permettant de vérifier la proportionnalité de la force utilisée par les policiers contre l’intéressé (Timtik, précité, § 51). Dans ce contexte, la Cour relève qu’il est surprenant de noter qu’une demande a été adressée au préfet afin d’autoriser l’ouverture de poursuites pénales contre les policiers incriminés alors que depuis l’entrée en vigueur de la loi d’amendement no 4778, le 2 janvier 2003, les poursuites des mauvais traitements et de recours excessifs à la force par des agents de l’Etat relève du droit commun. En effet, dans les circonstances de l’espèce, les faits et les actes litigieux s’étant déroulés le 14 septembre 2003, l’instruction relevait de la compétence des procureurs de la République (paragraphe 25 ci-dessus) et non pas de l’ancienne loi no 4778. Cette méconnaissance de l’amendement à loi no 4778 a empêché d’établir les circonstances exactes dans lesquelles le requérant a subi des mauvais traitements.
39. Eu égard aux constats qui viennent d’être opérés ainsi qu’aux rapports médicaux présentés par le requérant, la Cour estime que les explications du Gouvernement quant au recours à la force en cause ne se fondent pas sur des arguments convaincants ni sur une enquête menée par les juridictions nationales (voir, mutatis mutandis, Đurđević c. Croatie, no 52442/09, § 95, 19 juillet 2011). Par conséquent, la force employée en l’espèce a été excessive et injustifiée au vu des circonstances.
40. Cet usage de la force a eu pour conséquence des lésions qui ont incontestablement causé au requérant une souffrance d’une nature telle qu’elle s’analyse en un traitement inhumain dont l’Etat porte la responsabilité.
41. Il s’ensuit qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
42. Le requérant dénonce une atteinte à l’exercice de son droit à la liberté de réunion pacifique et d’expression. Il invoque les articles 9, 10, 11 et 17 de la Convention.
43. Eu égard à la formulation des griefs du requérant, la Cour décide d’examiner ces griefs uniquement sous l’angle de l’article 11 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »
44. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il soutient qu’il n’y a pas eu ingérence dans la liberté d’association pacifique du requérant dans la mesure où il a pu participer à la manifestation au cours de laquelle devait se tenir la déclaration de presse. Il fait valoir que cette manifestation s’est déroulée sans que la police ne l’interrompe. A titre subsidiaire, le Gouvernement explique que l’intervention de la police par la suite était justifiée au sens de l’article 11 § 2 de la Convention pour mettre un terme aux jets de pierres qui lui visaient ainsi que pour assurer l’évacuation de la place où s’était déroulée la manifestation.
45. Le requérant réitère ses allégations.
46. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable.
47. Toutefois, la Cour constate d’emblée, à l’instar du Gouvernement, que le requérant a pu assister à la manifestation litigieuse au cours de laquelle la déclaration à la presse à été faite. Partant, même en considérant que le traitement infligé au requérant avait eu lieu pendant la manifestation et à supposer même que ce traitement disproportionné puisse avoir un effet dissuasif sur la liberté de manifester au sens de l’article 11 de la Convention, la Cour estime que la question juridique principale posée par la présente requête consiste à savoir si le requérant a subi des mauvais traitements en raison de l’intervention des forces de l’ordre à la fin de la manifestation litigieuse. Eu égard à sa conclusion relative à l’article 3 de la Convention (paragraphe 41 ci-dessus), la Cour estime qu’il ne s’impose pas de statuer séparément sur le grief que le requérant formule, en l’espèce, sous l’angle de l’article 11 de la Convention (voir, entre autres, Sadak et autres c. Turquie, nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, § 73, CEDH 2001‑VIII, Bukta et autres c. Hongrie, no 25691/04, § 41, CEDH 2007‑III, et Ulusoy et autres c. Turquie, no 34797/03, § 59, 3 mai 2007).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
48. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
49. Le requérant réclame 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 30 000 EUR pour le préjudice moral résulté pour lui des mauvais traitements qu’il a subis.
50. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
51. La Cour constate que le requérant n’étaye aucunement le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 9 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
52. Le requérant demande également 80 EUR pour les frais de signification (dépense non justifiée) ainsi que 150[2] livres turques (TRL) et 60[3] TRL pour les frais de traduction acquittés respectivement le 23 juillet 2010 et le 2 mars 2011 (factures à l’appui). Il réclame également 4 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour qu’il détaille ainsi : huit heures de travail au taux horaire de 500 EUR. Il n’étaye aucunement cette prétention.
53. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
54. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 106 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
55. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation matérielle de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 11 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i) 9 000 EUR (neuf mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 106 EUR (cent six euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 novembre 2011, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Françoise Tulkens
Greffier Présidente
[1]. Fedayin (pluriel de fedaï, en arabe) : « qui se sacrifie ».
[2]. Soit environ 76 EUR
[3]. Soit environ 30 EUR