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Rozhodnutí
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 58521/10
Şengül KARAKOÇ et Mete KARAKOÇ
contre la Turquie
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 18 mai 2021 en un comité composée de :
Valeriu Griţco, président,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 2 septembre 2010,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Les requérants, Mme Şengül Karakoç et M. Mete Karakoç, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1947 et en 1944 et résidant à İstanbul. Ils ont été représentés devant la Cour par Me H. G. Sarı, avocat exerçant dans cette même ville.
2. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
- Les circonstances de l’espèce
3. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
4. Les requérants sont mari et femme.
5. En 1995, ils participèrent à la création d’une coopérative de construction en vue de faire ériger des maisons individuelles dans le quartier de Sarıyer à Istanbul.
6. Ils détenaient chacun l’une des seize parts de la coopérative. Chaque part correspondait à une maison.
7. À diverses dates, des différends entre les requérants et la coopérative furent portés devant les tribunaux.
8. Le 13 avril 2005, la coopérative décida de remettre aux requérants les maisons désignées par les numéros de lots 5 et 6.
9. Le même jour, les requérant signèrent un document de deux paragraphes intitulé « déclaration et engagement » dans lequel ils confirmaient avoir réceptionné les deux lots et déclaraient que toutes les modifications sur ces lots ne correspondant pas au projet initial avaient été réalisées par eux-mêmes et à leur charge et qu’ils en assumeraient les conséquences juridiques et financières. Ils déclaraient, en outre, qu’ils se conformeraient aux décisions de la coopérative jusqu’à la fin du processus de liquidation, et ce, indépendamment de leur qualité de membre.
10. Le second paragraphe indique que les parties aux procédures judiciaires s’engageaient à renoncer à celles-ci une fois que les titres de propriété auraient été transférés.
11. Lors de la réunion du conseil d’administration de la coopérative du 17 juillet 2005, les requérants proposèrent que les travaux restants fussent réalisés non par la coopérative mais par les associés. Ils formulèrent en outre un certain nombre de griefs concernant la gestion de la coopérative. Leur proposition fut rejetée.
12. Le conseil d’administration décida de collecter de chacun des associés 9 000 livres turques réparties en 6 échéances pour poursuivre les travaux restants. Il fut, par ailleurs, décidé de faire débuter la phase de liquidation de la coopérative. Cette dernière décision fut portée au registre du commerce.
13. Le 24 juillet 2005, les requérants informèrent le conseil d’administration qu’ils se retiraient de la coopérative au motif qu’ils désapprouvaient la gestion de celle-ci en raison de ce qu’ils considéraient être des erreurs dans le suivi des travaux et des dépenses inutiles. Ils indiquèrent qu’ils termineraient eux-mêmes les travaux restants.
14. Le 1er août 2005, la coopérative mit en demeure les requérants, par exploit de notaire, de s’acquitter des sommes destinées à l’achèvement des travaux qui avaient été décidés lors de la dernière réunion du conseil d’administration. Ce différend semble avoir donné lieu à une procédure judiciaire distincte de celle mentionnée plus bas (voir paragraphe 33 ci‑dessous).
15. Le 14 septembre 2005, les requérants informèrent à nouveau le conseil d’administration de leur démission, cette fois par exploit de notaire. Ils réitèrent leurs griefs au sujet de la gestion de la coopérative et précisèrent qu’ils n’avaient pas voté en faveur de la décision du conseil d’administration au sujet de l’achèvement des travaux et qu’ils avaient annoncé leur retrait. Ils précisèrent que lors de la réunion du 17 juillet, ils avaient déclaré qu’ils ne contribueraient plus financièrement aux charges de la coopérative et qu’ils achèveraient les travaux à l’intérieur des logements eux-mêmes. En conséquence, ils enjoignirent la coopérative de leur « lâcher la grappe » (yakamızı bırakın) et se déclarèrent prêts à saisir les tribunaux.
16. Les 11 et 12 mai 2006, la coopérative initia deux actions devant le tribunal du commerce d’Istanbul à l’encontre des requérants. Elle rappela que les requérants s’étaient retirés de la coopérative. Étant donné que l’acquisition des biens trouvait sa cause dans la qualité d’associé de la coopérative et que les requérants n’avaient plus cette qualité, la coopérative estimait que l’acquisition ne reposait plus sur une cause légitime et que les titres devaient être annulés. Elle cita à l’appui de son argumentation un arrêt de la 11e chambre de la Cour de cassation. Elle demanda en outre au tribunal d’ordonner une mesure conservatoire afin d’éviter que les requérants cèdent les logements à des tiers de bonne foi.
17. Le 14 mai 2006, la coopérative invita les requérants à une réunion de l’assemblée générale.
18. Le 22 mai 2006, le tribunal fit droit à la demande de mesure conservatoire.
19. Au cours de la procédure, les requérants contestèrent la valeur en litige qui avait été déclaré par la coopérative. Ils firent valoir que celle-ci avait été volontairement sous-estimée afin de réduire le montant des droits de procédure dont la demanderesse devait s’acquitter.
20. Dans le cadre de l’une des procédures, le tribunal recouru à un expert pour faire estimer la valeur des maisons. Celui-ci indiqua la somme de 170 000 TRY (environ 88 000 euros (EUR) à cette époque) à la date d’introduction de l’instance. Les parties n’ayant contesté ce montant, le tribunal le retint aux fins du calcul des droits et fit verser le complément à la demanderesse.
21. Les requérants versèrent au dossier une expertise juridique privée commandée à un professeur d’université qui estimait que la demande de la coopérative ne disposait d’aucune base légale, qu’elle était contraire aux principes régissant la matière, à la jurisprudence et à la doctrine ainsi qu’au principe de bonne foi. En ce qui concerne la jurisprudence, l’expert fit reposer son raisonnement sur l’interprétation qu’il faisait d’un arrêt de la Cour de cassation du 29 septembre 2003 (voir paragraphe 48 ci-dessous).
22. Les requérants présentèrent également une lettre du ministère du Commerce et de l’Industrie datée du 11 avril 2007 qui était une réponse à une question adressée par les requérants et où celui-ci exprimait l’opinion qu’une fois que les titres de propriété individuels sont décernés, une coopérative peut être maintenue mais ne dispose plus de droit sur les biens en cas de retrait de l’un de ses associés.
23. Le 13 mai 2007, les requérants furent invités à la réunion de l’assemblée générale de la coopérative.
24. Par deux jugements du 21 juin et du 10 juillet 2007, le tribunal fit droit aux actions de la coopérative.
25. Il releva que les requérants s’étaient volontairement retirés de la coopérative et que le processus de liquidation de cette dernière n’était pas encore achevé.
26. Il observa que l’article 17 de la loi no 1163 sur les coopératives réglementait les droits auxquels pouvaient prétendre les associés qui se retiraient de la coopérative ou qui en étaient exclus. D’après ce texte, ne pouvaient disposer de droits sur les produits de la coopérative que les associés ayant gardé cette qualité jusqu’à la fin du processus de liquidation.
27. En conséquence, les requérants qui s’étaient retirés de la coopérative avant que la liquidation de celle-ci ne soit menée à son terme ne pouvaient prétendre à un droit sur les maisons qu’elle avait construite pour ses associés.
28. Toutefois, les requérants avaient droit au remboursement de leurs parts, dont la valeur devait être calculée sur la base du bilan de l’année de leur retrait.
29. Le 5 juillet 2007, les requérants décidèrent de verser à la coopérative les cotisations afférant aux charges ordinaires (gardiennage, ordures ménagères, etc.)
30. Le 29 septembre 2009, la Cour de cassation censura ces deux jugements. La haute juridiction releva que les requérants avaient été conviés à l’assemblée générale de la coopérative du 14 mai 2006, et qu’ils prétendaient avoir fait certains paiements à la coopérative. Dès lors, le tribunal devait rechercher si les intéressés n’avaient pas été implicitement réadmis comme associés de la coopérative.
31. Le 12 mars 2010, la Cour de cassation fit toutefois droit à la demande en rectification présentée par la coopérative et décida d’annuler ses arrêts du 29 septembre et de confirmer les jugements de première instance.
32. Pour ce faire, elle releva qu’il était de jurisprudence constante que la réadmission dans une coopérative devait en principe faire l’objet d’une décision explicite de l’organe compétent. Elle observa que les requérants n’avaient jamais allégué avoir été réadmis et qu’au contraire, ils avaient toujours insisté sur le fait qu’ils n’étaient plus membres et que leur retrait ne pouvait avoir de conséquences dommageables pour eux.
33. En outre, il ressortait d’éléments versés au dossier, que dans le cadre d’une autre procédure judiciaire opposant les parties et concernant le paiement des cotisations, la perte de la qualité d’associé des requérants avait été constaté dans un jugement devenu définitif. Par ailleurs, si les requérants avaient effectué des versements, il apparaissait que la coopérative ne les avait pas acceptés. Dès lors, les jugements du tribunal de commerce étaient conformes au droit et devaient être confirmés.
34. Lors de l’assemblée générale de la coopérative du 17 mai 2010, il fut décidé de proposer les parts des requérants à de nouveaux associés pour 320 000 dollars américains (USD) chacune.
35. Le 10 mai 2012, les requérants initièrent deux actions en vue d’obtenir le remboursement de leur part respective conformément aux jugements du tribunal de commerce susmentionnés. Ils demandèrent chacun 42 500 USD et 33 000 TRY (environ 14 400 EUR à cette date) assortis d’intérêts moratoires.
36. Au cours de la procédure, la coopérative indiqua au tribunal que les montants réclamés correspondaient bien aux obligations qu’elle avait envers les requérants.
37. Le 23 mai 2012, le tribunal de commerce fit droit aux prétentions des requérants. Il décida d’assortir les sommes libellées en USD d’intérêts au taux applicable à cette devise. Quant aux sommes en TRY, le tribunal fit application du taux d’intérêt moratoire.
38. Les sommes en cause furent versées aux intéressés.
39. De 2006 à 2016, la coopérative procéda tous les ans à des appels de fonds pour compléter les travaux d’aménagements extérieurs, dont une piscine.
40. Le 18 avril 2017, après la répartition du solde du capital entre les associés, la coopérative fut définitivement liquidée.
- Le droit et la pratique internes pertinents
- La législation
41. L’article 61 du code des obligations (« le CO ») en vigueur à l’époque des faits disposait :
« Celui qui, sans cause légitime, s’est enrichi aux dépens d’autrui, est tenu à restitution.
La restitution est due, en particulier, de ce qui a été reçu sans cause valable, en vertu d’une cause qui ne s’est pas réalisée, ou d’une cause qui a cessé d’exister. »
42. Aux termes de l’article 10 de la loi sur les coopératives :
« Tout associé dispose du droit de se retirer de la coopérative. Les statuts peuvent prévoir que l’associé sortant devra verser une juste indemnité à la coopérative lorsque son départ compromet l’existence de celle-ci. »
43. L’article 11 du même texte dispose :
« Les statuts ne peuvent retarder l’exercice du droit de retrait que pour une période de cinq ans.
Les statuts peuvent prévoir que le retrait pourra se faire avant la fin de cette période pour des raisons justes et graves.
Toute clause interdisant catégoriquement le retrait est invalide. »
44. En vertu de l’article 17 de cette loi, les droits des associés qui se retirent ou sont exclus ou de leurs héritiers doivent être indiqués dans les statuts de la coopérative. Ces droits sont calculés sur la base du bilan de l’année durant laquelle l’associé quitte la coopérative. Les paiements ou restitutions qui compromettent l’existence de la coopérative peuvent être retardés jusqu’à 3 ans sur décision de l’assemblée générale même lorsque les statuts prévoient un délai plus court. Y compris dans ce cas, la coopérative dispose d’un droit à une juste indemnité. Les dispositions prévoyant que les associés quittant la coopérative sont totalement ou partiellement privés du remboursement de leurs parts sont nulles et non avenues.
45. L’article 83 du même texte dispose en son premier paragraphe :
« Lorsque les réalisations indiquées dans les statuts sont achevées et que les titres de propriété individuels sont décernés aux associés, la coopérative de construction est réputée avoir atteint son objectif et est liquidée. »
46. Une seconde phrase, ainsi libellée, fut ajoutée à cet article le 3 juin 2010, c’est-à-dire après le dernier arrêt de la Cour de cassation :
« Les coopératives en phase de liquidation ne peuvent, au motif de leur sortie, reprendre les habitations ou locaux professionnels des associés qui se sont retirés ou qui ont été exclus. Toutefois, ces anciens associés participent aux frais de liquidation qui peuvent apparaître après leur départ ».
47. Lors des débats parlementaires au sujet de cet ajout, un député de la majorité indiqua que l’objectif de la loi était de séparer la qualité de propriétaire de celle d’associé après l’attribution des titres individuels. Il précisa qu’en pratique, une fois que l’objectif de la coopérative était atteint, la phase de liquidation pouvait durer de nombreuses années. Au cours de cette phase, la coopérative pouvait reprendre par voie judiciaire le bien attribué à un associé lorsque celui-ci décidait de quitter la coopérative alors qu’il respectait ses obligations financières envers celle-ci et qu’il s’acquittait des charges courantes en tant qu’habitant du logement. Une telle situation était, selon lui, contraire au droit au respect des biens au sens de l’article 35 de la Constitution. Le but du projet de loi était d’apporter des précisions/clarifications à la législation sur les coopératives afin d’éviter de telles situations préjudiciables.
- La jurisprudence
48. Dans un arrêt du 29 septembre 2003 (2003/2386 E. 2003/8514 K) concernant une action introduite par une coopérative pour obtenir le paiement des charges de copropriété de son ancien associé, la 11e chambre civile de la Cour de cassation releva que si le défendeur s’était retiré de la coopérative avec une lettre adressée par exploit de notaire, celui-ci n’avait pas restitué l’habitation qui lui avait été attribuée et l’avait vendue à un tiers. Or, le retrait d’une coopérative signifiait la restitution à celle-ci de l’ensemble des droits résultant de la qualité d’associé. Aux yeux de la haute juridiction, dès lors que le défendeur n’avait pas restitué le bien, il était dans l’obligation de contribuer aux frais généraux de la coopérative ainsi qu’aux dépenses effectuées par celle-ci pour la réalisation des parties communes. En conséquence, elle statua en faveur de la coopérative.
49. Dans un jugement du 21 avril 2005, le tribunal de grande instance de Büyükçekmece estima que lorsqu’une coopérative avait attribué des titres de propriété individuels et qu’elle avait décidé d’entamer sa liquidation, on devait estimer que le but de la coopérative été atteint. Par conséquent celle-ci ne pouvait demander la restitution d’un bien attribué à un associé au motif que celui-ci avait décidé de se retirer.
50. Par un arrêt du 16 avril 2007 (E.2006/2955 K.2007/5860), la 11e chambre civile de la Cour de cassation annula ce jugement au motif qu’un associé quittant la coopérative avant la fin de la liquidation perdait le droit d’obtenir un logement et qu’il n’avait droit en vertu de l’article 17 de la loi sur les coopératives qu’au remboursement de sa part.
51. Le dossier ne contient pas d’élément sur la suite de la procédure.
GRIEFS
52. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, les requérants se plaignent de l’annulation de leurs titres de propriété.
EN DROIT
- Arguments des parties
53. Les requérants reprochent aux autorités judiciaires d’avoir annulé leurs titres de propriété au profit de la coopérative et estime qu’il s’agit d’une ingérence illégale et disproportionnée dans leur droit au respect de leurs biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1, dont la teneur suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
54. Ils soutiennent qu’il n’existait pas de disposition légale spécifique sur les conséquences du retrait d’un associé après l’attribution des titres de propriété individuels et la décision de faire débuter le processus de liquidation de la coopérative. Ils en déduisent que l’ingérence ne reposait pas sur une base légale claire et prévisible. D’après eux, c’est ce défaut de prévisibilité qui aurait incité le législateur à intervenir en 2010.
55. Les requérants affirment que l’ingérence ne poursuivait pas un but légitime dans la mesure où l’interprétation donnée par les tribunaux à l’article 17 de la loi sur les coopératives seraient contraires à l’esprit de ce texte. Cette disposition viserait les retraits avant la distribution des titres de propriété individuels. À cet égard, ils s’appuient sur les conclusions de leur expert (voir paragraphe 21 ci-dessus) et cite un arrêt de première instance rendu dans une affaire comparable (voir paragraphe 49 ci-dessus).
56. Enfin, ils soutiennent que l’ingérence aurait constitué une charge excessive étant donné que leurs titres ont été annulés alors même qu’ils auraient pris l’engagement d’honorer leurs obligations financières vis-à-vis de la coopérative après leur retrait. Ils déclarent qu’ils ne se seraient jamais retirés s’ils avaient su que leurs titres pouvaient être annulés.
57. Le Gouvernement estime que les requérants ne peuvent se prétendre victimes compte tenu du paiement qu’ils ont obtenu au titre du remboursement de leurs parts (voir paragraphes 35 à 38 ci-dessus).
58. Les requérants rétorquent que les sommes versées ne correspondent pas à la valeur des biens dont ils ont été privés. Ils soutiennent que chacun des biens valait 320 000 USD (voir paragraphe 34 ci-dessus) alors que les sommes versées pour chacune des parts équivalaient à environ 46 740 EUR.
59. Le Gouvernement soulève également une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il considère que les requérants auraient pu initier une action pour réclamer la différence entre le préjudice qu’ils prétendent avoir réellement subi et les sommes qui leur ont été versées.
60. En outre, il rappelle que la situation dont se plaignent les requérants relèvent d’un litige entre particuliers dans lequel il n’y aurait pas eu d’ingérence de la part des autorités.
61. Il indique que la perte de propriété en question est la conséquence du retrait volontaire des requérants et qu’elle découle des statuts de la coopérative et de la loi, lesquels indiquaient qu’en cas de retrait, l’associé ne pouvait avoir droit qu’au paiement d’une indemnité de sortie (laquelle correspond au capital qu’il a versé). Il précise que ni la loi ni les statuts n’attachaient de conséquence à la circonstance que le retrait intervienne après l’attribution d’un titre de propriété individuel.
62. Il affirme que la coopérative n’était pas tenue d’attribuer de tels titres avant la fin du processus de liquidation et qu’en cas de retrait une éventuelle attribution antérieure devenait un acte sans cause.
63. Il considère que les dispositions de l’article 61 du CO et l’article 17 de la loi relative aux coopératives sont dénuées d’ambiguïté et que les requérants ne pouvaient ignorer les conséquences de leur retrait.
64. En ce qui concerne la modification de la loi, il fait valoir que celle-ci est intervenue après les faits et qu’elle ne saurait avoir d’incidence sur la situation des requérants.
- Appréciation de la Cour
65. La Cour observe que les titres de propriété des requérants ont été annulés par les tribunaux au profit de la coopérative dont ces derniers se sont retirés. Les intéressés ont obtenu le remboursement du capital qu’ils avaient versé à la coopérative. Le préjudice dont ils se plaignent réside dans la différence entre les sommes remboursées et la valeur marchande des deux biens dont ils ont été privés. Ils voient dans cette annulation une ingérence disproportionnée des autorités.
66. La Cour rappelle, en premier lieu, que les juridictions turques étaient amenées à trancher un litige d’origine contractuelle entre les requérants et la coopérative. Or, il appartient aux juridictions nationales de trancher ce type de litiges entre particuliers, avec la conséquence inévitable qu’une des parties ne puisse pas obtenir gain de cause. Le simple fait qu’une instance judiciaire fournisse un forum pour trancher un litige entre personnes privées ne donne pas lieu à une atteinte par l’État aux droits de propriété garantis par l’article 1 du Protocole no1, si aucun indice d’arbitraire n’a été relevé (I.B. c. Grèce (déc.), no 552/10, § 61, 28 août 2012). Il ressort des éléments du dossier que les juridictions internes n’ont pas fait preuve d’arbitraire dans l’interprétation de la législation applicable ou dans l’appréciation des éléments de preuve et que leurs décisions ont été motivées de manière raisonnable.
67. La Cour rappelle cependant que l’exercice réel et efficace du droit garanti par cette disposition ne dépend pas uniquement du devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence mais peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par l’intéressé de ses biens (Kotov c. Russie [GC], no 54522/00, § 109, 3 avril 2012).
68. La nature et l’étendue des obligations positives de l’État varient selon les circonstances (ibidem, § 111).
69. Ainsi la Cour a, par exemple, considéré qu’au titre des obligations découlant de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, l’État était tenu d’instaurer un cadre législatif adéquat, prévoyant une protection minimale des intérêts des acheteurs de bonne foi dans le cadre de ventes immobilières en l’état futur d’achèvement (voir Ceni c. Italie, no 25376/06, §§ 62 à 75, 4 février 2014).
70. En l’espèce, la Cour n’aperçoit aucun motif pouvant permettre de considérer que le cadre législatif régissant le fonctionnement des coopératives et les droits des associés, tel qu’il a été interprété et appliqué par les juridictions nationales dans le cas des requérants, n’était pas adéquat et qu’il ne protégeait qu’insuffisamment les droits des intéressés.
71. Elle observe que ces derniers ont librement choisi de quitter la coopérative. En conséquence de ce retrait, étant donné que le processus de liquidation n’était pas arrivé à son terme et que tous les travaux, notamment celles concernant les parties communes n’avaient encore été achevés (voir paragraphe 39 ci-dessus), les requérants ont dû restituer les logements construits par la coopérative qui leur avaient été attribués et se sont vu restituer en retour les contributions qu’ils avaient faites au capital.
72. Les requérants affirment qu’ils avaient pris l’engagement d’honorer leurs obligations financières vis-à-vis de la coopérative et que leur retrait ne la mettait pas, de ce fait, en difficulté. Si une déclaration en ce sens figure effectivement dans le protocole ayant mis fin aux contentieux entre les intéressés et la coopérative et ayant conduit à l’attribution des titres de propriété aux requérants (voir paragraphe 9 et 10 ci-dessus), ces derniers ne semblent plus avoir été animés par la volonté de respecter cet engagement après ladite attribution. En effet, tant la teneur que le ton du courrier par lequel ils ont signifié leur retrait de la coopérative indiquent l’absence d’une telle volonté (voir paragraphes 15 ci-dessus), laquelle ne s’est d’ailleurs jamais manifestée de manière concrète par la suite.
73. La coopérative a ainsi été contrainte d’agir en justice pour réclamer les contributions des requérants en vue d’achever les travaux. Si les intéressés ont effectué un paiement, il ne s’agit pas de leur contribution au capital mais plutôt des charges ordinaires de copropriété (voir paragraphe 29 ci-dessus).
74. Au demeurant, les requérants n’expliquent pas clairement l’intérêt que présentait leur retrait s’ils avaient de toute façon eut la volonté de respecter les décisions de la coopérative et de verser leurs contributions jusqu’à la fin de la liquidation. Sur ce point, il convient de rappeler que s’ils étaient restés dans la coopérative, les requéraient auraient disposé, comme chaque associé, du droit de contester en justice les décisions de la coopérative qu’ils estimaient illégales ou portant atteinte à leurs intérêts, faculté dont ils ne se sont d’ailleurs pas privés auparavant (voir paragraphe 7 ci-dessus).
75. De plus, compte tenu notamment de la jurisprudence en la matière (voir paragraphe 48 ci-dessus) et quoi qu’en disent les requérants et l’expert auquel ils ont eu recours, les intéressés ne pouvaient assurément pas avoir la certitude de pouvoir conserver les biens en cause.
76. Ils ne pouvaient raisonnablement ignorer les conséquences potentielles de leur retrait et ont donc pris le risque de devoir restituer les biens en contrepartie du remboursement de leurs parts dans le capital de la coopérative.
77. Quant aux modifications législatives intervenues en 2010, la Cour observe que celles-ci sont sans incidence sur la situation des requérants puisqu’elles n’ont de toute façon pas d’effet rétroactif.
78. Compte tenu de ce qui précède, on ne saurait reprocher à l’État de ne pas avoir mis en place un cadre législatif et réglementaire suffisamment protecteur ni faire grief aux tribunaux d’en avoir fait une interprétation ou une mise en œuvre arbitraire ni même déraisonnable.
79. Il en résulte que la requête est manifestement mal fondée. Il n’y a, par conséquent, pas lieu de se pencher sur les autres exceptions soulevées par le Gouvernement.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 17 juin 2021.
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Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président