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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
7.9.2021
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí

DEUXIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 30330/19
Kamile Nur ŞEKER
contre la Turquie

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 7 septembre 2021 en une chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,

et de Stanley Naismith, greffier de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 30 mai 2019,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1. La requérante, Mme Kamile Nur Şeker, est une ressortissante turque née en 1991 et résidant à Bursa. Elle a été représentée devant la Cour par Me M. Özveri, avocat à Kocaeli. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par M. Hacı Ali Açıkgül, directeur du service des droits de l’homme auprès du ministre de la Justice de Turquie, co-agent de la Turquie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

2. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

  1. La genèse de l’affaire

3. À partir du 25 mars 2013, la requérante travailla en qualité de chercheur à l’Institut de recherches scientifiques et techniques de Turquie (« le TÜBİTAK »). Son contrat de travail était régi par le code du travail (loi no 4857). Créé par la loi no 278 du 17 juillet 1963, le TÜBİTAK est une personne morale de droit public ayant pour mission, entre autres, d’élaborer des politiques scientifiques et technologiques conformes aux priorités nationales et de mener des recherches dans divers domaines, notamment dans le domaine militaire.

4. Le 31 août 2016, le TÜBİTAK informa la requérante qu’il était mis fin à son contrat en vertu de l’article 25 du code du travail, et qu’elle ne percevrait pas d’indemnité de licenciement. Il précisa que cette décision était motivée par un soupçon qu’il nourrissait à son égard compte tenu du contexte exceptionnel consécutif à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.

5. Le 27 septembre 2016, la requérante introduisit un recours devant le tribunal du travail de Gebze (« le tribunal du travail ») pour licenciement abusif. Elle sollicitait l’annulation de la décision de résiliation de son contrat ainsi qu’une indemnité. Elle soutenait notamment que son licenciement ne reposait sur aucun motif valable et était dès lors entaché de nullité. Par ailleurs, elle arguait que son employeur n’avait pas respecté la procédure de licenciement prévue à l’article 19 du code du travail.

6. Le 2 décembre 2016, le tribunal du travail tint une audience et entendit les parties. À l’audience, l’avocat de la requérante soutint que, en vertu de la jurisprudence pertinente de la Cour de cassation, la résiliation d’un contrat de travail pour cause de soupçon (« şüphe feshi ») devait reposer sur un fait concret. L’avocat du TÜBİTAK déclara quant à lui que le contrat de travail avait été résilié conformément à l’article 25 II e) du code du travail. Il exposa que le TÜBİTAK ne pouvait tolérer le moindre soupçon susceptible de rompre le lien de confiance nécessaire dans ses relations avec ses employés compte tenu des circonstances liées à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. À cet égard, il souligna notamment que le TÜBİTAK était un institut menant des projets classés « secrets » pour le ministère de la Défense et pour de nombreux établissements publics. Il ajouta que le contrat de travail était par ailleurs entaché d’irrégularité car il n’avait pas été conclu dans le respect de la politique d’embauche de l’institut et des circulaires y relatives. Il sollicita également l’audition de témoins qui, selon lui, révéleraient des informations sur la requérante. L’avocat de la requérante s’opposa à cette demande, arguant que le TÜBİTAK n’avait cité aucun fait susceptible de justifier la résiliation du contrat de travail.

7. Le même jour, à savoir le 2 décembre 2016, le tribunal du travail rendit son jugement. Tout d’abord, il décida, compte tenu de l’état du dossier, de rejeter la demande d’audition de témoins introduite par le TÜBİTAK. Ensuite, il débouta la requérante de sa demande.

Son raisonnement était le suivant. Il incombait à l’employeur de démontrer que la résiliation était fondée sur un motif valable. Le TÜBİTAK soutenait que le motif de la résiliation du licenciement était le soupçon qu’il nourrissait vis-à-vis de son employée après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Le licenciement pour cause de soupçon se définissait comme la résiliation d’un contrat de travail par l’employeur en raison de la perte ou de la détérioration grave de la confiance nécessaire à la poursuite de la relation de travail entre l’employeur et l’employé. En l’espèce, il convenait d’admettre que la résiliation était fondée sur un motif valable, d’autant que le TÜBİTAK menait de nombreux projets sensibles et œuvrait dans le domaine de la sécurité nationale.

Le tribunal du travail nota que, même si aucun acte concret n’avait été reproché à la requérante, de nombreux membres présumés de l’organisation FETÖ/PDY s’étaient infiltrés au sein du TÜBİTAK et s’étaient servis des moyens de cet institut, et de nombreux cadres et employés du TÜBİTAK avaient été visés par des poursuites pénales pour appartenance au FETÖ/PDY. Il en conclut que le licenciement en cause était fondé sur un soupçon que l’employeur entretenait vis-à-vis de son employée, et que ce soupçon pouvait être considéré comme un motif valable eu égard à l’importance stratégique des activités de l’institut.

8. La requérante se pourvut en cassation. Le 15 mars 2018, la Cour de cassation rejeta le pourvoi et confirma les motifs retenus par le tribunal du travail dans son jugement du 2 décembre 2016.

9. La requérante saisit également la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Par une décision du 5 février 2019, qui fut signifiée à la requérante le 20 février 2019, la Cour constitutionnelle rejeta ce recours pour défaut manifeste de fondement. Elle considéra que les griefs de la requérante visaient essentiellement l’appréciation des preuves et l’interprétation des règles de droit qu’avaient faites les tribunaux appelés à statuer sur l’affaire, et qu’il n’existait aucun élément donnant à penser que les décisions de ces tribunaux fussent entachées d’arbitraire ou d’erreur manifeste.

  1. La procédure menée devant le médiateur

10. Il ressort des observations présentées par le Gouvernement après la communication de la présente affaire que, le 16 mai 2018 (avant l’introduction de la requête), la requérante saisit le Bureau de médiation de Gebze afin de bénéficier de la procédure prévue par la loi sur la médiation (loi no 6325). Elle demandait notamment une indemnité de départ et d’ancienneté en compensation de la résiliation de son contrat de travail.

11. Le Gouvernement a précisé qu’à l’issue de la procédure de médiation, la requérante et son employeur étaient parvenus à un accord amiable aux termes duquel le TÜBİTAK avait versé à l’intéressée, le 29 juin 2018, une indemnité de 28 131,35 livres turques (environ 5 210 Euros selon le taux de parité de l’époque).

12. Par ailleurs, toujours selon les informations communiquées par le Gouvernement, et non contestées par la requérante, celle-ci travaille depuis le 30 novembre 2017 chez un autre employeur.

  1. Le droit et la pratique internes pertinents

13. Le cadre juridique et la pratique internes sont décrits dans l’arrêt Pişkin c. Turquie (no 33399/18, §§ 34-45, 15 décembre 2020).

14. L’article 18 § 5 de la loi sur la médiation (loi no 6325) dispose :

« Lorsqu’un accord est conclu à l’issue de la procédure de médiation, les parties ne peuvent plus intenter d’action en justice concernant les questions faisant l’objet de l’accord. »

GRIEFS

Sur le terrain de l’article 6 de la Convention, la requérante se plaint de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable, et, par conséquent, d’avoir été privée d’une protection judiciaire effective. Elle s’estime également victime d’une violation du droit au travail garanti par l’article 49 de la Constitution turque. Elle reproche aux juridictions nationales d’avoir méconnu les articles 18 à 21 du code du travail, qui, selon elle, prévoyaient une procédure spécifique visant à protéger les employés contre les licenciements arbitraires. Par ailleurs, elle argue que la décision de la Cour constitutionnelle n’est pas dûment motivée. Enfin, elle soutient que son licenciement et l’impossibilité dans laquelle elle s’est trouvée de bénéficier d’une protection judiciaire effective ont emporté violation à son égard du droit à la protection de l’intégrité physique et morale protégé par l’article 17 de la Constitution turque.

EN DROIT

15. Premièrement, le Gouvernement demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable pour abus du droit de recours. Il argue que la requérante a omis d’informer la Cour de la procédure de médiation qu’elle avait engagée avant d’introduire sa requête. Or, selon lui, l’issue de cette procédure, qui a abouti à la conclusion d’un accord, a un effet direct sur la présente affaire. Ainsi, en ne communiquant pas à la Cour cette information essentielle pour la résolution de l’affaire, la requérante aurait abusé du droit de recours individuel.

16. Deuxièmement, le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour défaut de qualité de victime de la requérante. Il expose qu’à l’issue de la procédure de médiation, la requérante et son employeur sont parvenus à un accord amiable aux termes duquel le TÜBİTAK a versé à l’intéressée, le 29 juin 2018, une indemnité de 28 131,35 livres turques. Il souligne que, en vertu de l’article 18 § 5 de la loi sur la médiation, lorsqu’un accord est conclu à l’issue de la procédure de médiation les parties ne peuvent plus intenter d’action en justice concernant les questions faisant l’objet de l’accord. Il estime par conséquent que la requérante ne peut plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention et que la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention.

17. La requérante maintient ses thèses sans donner de détail sur le contenu de l’accord conclu avec son employeur à l’issue de la procédure de médiation. Elle admet avoir touché à titre d’indemnité de départ et d’ancienneté la somme indiquée par le Gouvernement. Elle considère toutefois que cette somme est manifestement insuffisante au regard du fait qu’elle a été licenciée sans motif valable et, ainsi, privée d’une indemnité de chômage et d’une indemnité de réemploi correspondant à 4 à 8 mois de salaire.

18. La Cour rappelle que le fait pour un requérant de ne pas l’informer dès le départ d’un fait essentiel à l’examen de l’affaire peut, en principe, conduire à ce que la requête soit déclarée irrecevable pour abus du droit de recours au sens de l’article 35 § 3 de la Convention (voir, par exemple, Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, §§ 35-36, CEDH 2014). Une information incomplète et donc trompeuse peut également s’analyser en un abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le cœur de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante pourquoi il n’a pas divulgué les informations pertinentes (Hüttner c. Allemagne (déc.), no 23130/04, 9 juin 2006, Predescu c. Roumanie, no 21447/03, §§ 25-26, 2 décembre 2008, et Kowal c. Pologne (déc.), no 2912/11, 18 septembre 2012). Toutefois, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Belošević c. Croatie, (déc.), no 57242/13, 3 décembre 2019, § 47, avec les références qui y sont citées).

19. La Cour rappelle en outre qu’en vertu de l’article 44C § 1 de son règlement, elle peut, lorsqu’une partie reste en défaut de divulguer de son propre chef des informations pertinentes, tirer de ce comportement les conclusions qu’elle juge appropriées, et notamment rayer l’affaire du rôle en vertu de l’un ou l’autre des trois alinéas de l’article 37 § 1 de la Convention (Belošević, précité, § 48, avec les références qui y sont citées).

20. Elle juge donc opportun de vérifier d’abord si le fait que la requérante a omis de mentionner et que le Gouvernement a porté à son attention, à savoir la procédure de médiation qui s’est soldée par la conclusion d’un accord (paragraphes 10-11 ci-dessus), peut l’amener à conclure qu’il n’est plus justifié de poursuivre l’examen de la requête et que l’affaire peut par conséquent être rayée du rôle en vertu de l’article 37 § 1 c) de la Convention. En sa partie pertinente, cette disposition se lit comme suit :

« À tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure

(...)

c) que, pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête.

Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige. »

21. De l’avis de la Cour, la conclusion d’un accord dans le cadre de la procédure de médiation engagée le 16 mai 2018 par la requérante elle-même (voir paragraphe 10 ci-dessus) était assurément une information pertinente, sinon déterminante, aux fins de l’appréciation de la recevabilité et du bien-fondé de la requête. Il convient d’observer que, devant elle, la requérante reproche aux juridictions nationales d’avoir méconnu les articles 18 à 21 du code du travail, qui prévoiraient une procédure spécifique visant à protéger les employés contre les licenciements arbitraires. Elle se plaint de la procédure menée devant les juridictions nationales, qu’elle avait saisies d’une demande d’annulation de son licenciement et d’octroi d’une indemnité. Or il ressort des observations du Gouvernement que la procédure de médiation portait au moins sur un des aspects des garanties prévues par ces dispositions, à savoir le versement d’une indemnité de départ et d’ancienneté. À l’issue de cette procédure, les parties sont parvenues à un accord et la requérante a perçu une somme à titre d’indemnité de départ et d’ancienneté. L’accord issu de la médiation a été conclu bien avant l’introduction de la requête, et la requérante n’a donné aucune explication quant à son omission d’informer la Cour de cette procédure de médiation. En outre, dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement, elle n’a pas donné de détails sur les termes de l’accord, ni prétendu qu’il ne couvrait pas l’objet de la présente affaire (paragraphe 17 ci-dessus).

22. La Cour estime en outre que la requérante, qui était représentée par un avocat, devait savoir lorsqu’elle a introduit sa requête que l’information qu’elle omettait de mentionner était d’une telle importance pour la bonne administration de la justice qu’elle devait être divulguée d’emblée, l’accord issu de la médiation étant susceptible d’être interprété comme une renonciation aux droits liés à la résiliation du contrat de travail. En effet, cet accord a eu pour effet pratique de remédier dans une certaine mesure aux griefs que la requérante tirait de la perte de son emploi. En outre, il serait difficile de soutenir que la requérante a agi sous la contrainte lorsqu’elle a renoncé à son droit d’intenter une action en justice concernant les questions réglées par l’accord, conformément à l’article 18 § 5 de la loi no 6325 (paragraphe 14 ci-dessus ; voir aussi, mutatis mutandis, Calì et autres c. Italie (radiation), no 52332/99, § 25, 19 mai 2005 et Belošević, précité, § 52, avec les références qui y sont citées).

23. À la lumière de ce qui précède, la Cour juge approprié, au sens de l’article 44C § 1 in fine du règlement, de conclure du fait que la requérante n’a pas mentionné qu’elle avait conclu un accord de médiation avec son employeur qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête, au sens de l’article 37 § 1 c) de la Convention (Belošević, précité, § 53). Elle estime par ailleurs que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles n’exige pas qu’elle poursuive l’examen de la requête (article 37 § 1 in fine). Enfin, eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue ci-dessus, elle considère qu’il est superflu d’examiner les exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement.

Dès lors, il échet de rayer la requête du rôle.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Décide de rayer la requête du rôle.

Fait en français puis communiqué par écrit le 30 septembre 2021.

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Stanley Naismith Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président